À quoi ressemble la poésie contemporaine ? Karoo poursuit l’exploration de la question avec le dernier ouvrage de Tom Buron, jeune poète mais déjà maître de la langue.
Tom Buron a 27 ans, nous avons le même âge. Cela explique sans doute mon étonnement et la fascination que j’entretiens à l’égard de son travail poétique. Page après page, vers après vers, j’ai senti grandir en moi la reconnaissance du grand artiste, du poète accompli, ayant déjà trouvé sa voix. Il est rare, très rare, qu’une production contemporaine, qui plus est du fait d’un membre de ma génération, m’apparaisse sans doute possible comme un classique ou, disons, une œuvre impérissable.
Je change 6 fois de nom
puis prend la première à droite jusqu’à toi
Tes strophes de banshee à deux sous ton six-coups lascif
Comme les humeurs d’hiver
déversent une heure oh si tendre
Tom Buron est un virtuose, sa maîtrise éclate dans Nadirs , paru en 2019 aux éditions MaelstrÖm. À l’intérieur, trois recueils : Le Blues du 21 e siècle , Nostaljukebox et Timbales Téléphoniques ; quatre ans de travail poétique (2014-2018). Le poète saute d’une forme à l’autre, de la prose la plus touffue aux poignées de mots les plus aériennes. Il met à son service des techniques anciennes, des jeux de rimes intérieures, de résonances et même de si désuets enjambements (c’est à dire du renvoi de la fin d’un vers au vers suivant) en leur donnant, pourtant, une forme tout à fait contemporaine.
La poésie de Tom Buron, parce qu’elle est architecturale, parce qu’elle joue avec les sons et les sens, est difficilement accessible. Même si, parfois, ces poèmes laissent échapper des fulgurances, de petits extraits tranchants et clairs, il faut pour les apprécier entièrement les lire sur la longueur, prendre le temps de l’infusion et avoir, tout de même, de bonnes bases littéraires. On pourrait lui reprocher cela ; on ne le fera pas. Le jeune poète semble avoir atteint, immédiatement, un degré de contrôle formel que d’autres mettront des années ou des décennies à obtenir. Peut-être fera-t-il le chemin inverse, comme Butor le fit sur la fin, avec sa poésie presque romantique, simple et accessible ; Butor avec qui, je m’en rends compte, Buron partage cinq lettres et une assonance.
À l’aurore,
tu seras le seul moteur au monde à vibrer
Jack Hirschman fait de Tom Buron un nouveau représentant de la Beat Generation ; ses poèmes sont repris, outre-atlantique, dans des revues beats et il semble assumer cette classification. Dans l’esprit, on peut comprendre se rapprochement ; Nadirs est une errance mordante, parfois un réel récit de voyage, souvent une révolte contre le temps, l’époque et ses misères. Mais dans la forme, Tom Buron semble plus directement hériter du surréalisme européen et ses poèmes ne sont pas sans rappeler le travail du poète belge Pascal Leclercq. Cela dit, Nadirs ne ressemble à rien d’autres qu’à Nadirs . Notre génération est peut-être bien une génération fatiguée ou cassée mais elle est surtout une génération désarmée, sans mot ; je ne sais pas si c’est faire un cadeau à Tom Buron que de faire peser sur ces épaules le poids d’une génération entière !
Ma rencontre avec sa musique, si affirmée, accomplie et neuve, se couple d’une certaine mélancolie. Le jeune poète multiplie certes les reconnaissances, les prix et les publications mais son travail est aux antipodes de communication contemporaine. On voit mal ses écrits sur des écrans pixelisés, on imagine difficilement comment un de ces poèmes, publié in extenso , pourra toucher la sensibilité d’une lectrice numérique1 . La lecture publique et le podcast sont peut être les meilleures manières de transmettre la magie de son écriture… mais pour quel public sinon celui déjà conquis et s’étrécissant des amateurs de poésie ?
Je veux du vide et du vin en valves
de quoi faire vomir les Izrail du fracas et les pires
Shaytan de la vallée aluminium
les Walhallas n’acceptent plus les poètes
maintenant
La poésie de Nadirs est un exemple d’art dont la compréhension et l’appréciation passe par une éducation poétique sérieuse et possédant les moyens de ses ambitions. Loin, très loin, des impératifs d’efficacité et de pseudo-excellence qui gouverne l’éducation aujourd’hui. C’est un peu comme si Tom Buron écrivait pour demain, pour un autre futur que celui qu’on nous promet dans les journaux et les communiqués politiques, comme s’il écrivait pour toute celle qui croient déjà dans la possibilité de cet autre futur et qui participent à son avènement. Si je devais faire une prédiction, je dirais que la poésie de Tom Buron survivra à l’éphémère de notre actualité et aux flots assourdissants de son époque. Et que, pourtant, ils parleront pour elle.