Rattrapage d’été (2)
You need a love that’s gonna last
Karoo vous propose un retour sur quelques films sortis cet été : aujourd’hui, Baby Driver , long-métrage effréné d’Edgar Wright.
Baby est un « driver », le meilleur de la ville pour disparaître après un braquage. Il ne travaille pas par adoration du chaos ou du dieu-argent, mais pour rembourser une vieille dette. Un jour, Baby tombe amoureux de Debora et veut en finir avec la violence et la dévastation… Seulement, tout ne se passe pas comme prévu et il doit se battre pour gagner sa liberté !
Baby Driver ne fait pas dans l’originalité : courses de voitures, casses de banque, gangsters, héros entraîné malgré lui dans le maelstrom d’une entreprise criminelle, amour rédempteur… Mélangez tous ces stéréotypes dans un chaudron et vous obtiendrez le canevas d’un film d’action hollywoodien des années 1980-1990. Du vu et revu. Le film mérite-t-il, dès lors, le visionnage ?
La réponse est moins simple qu’il n’y paraît. Si on laisse parler le plaisir pur, il faut répondre avec un grand oui. Au-delà de ses effets de réalisation (plans-séquences, mouvements et cadres, etc.) très réussis, c’est le montage musical qui donne sa saveur au long métrage : l’action est découpée en parallèle avec la musique. Claquages de porte, coups de fusils, autant d’échos du rythme et des paroles qui se déversent dans les oreilles du héros et dans la salle. Le réalisateur parvient à faire de ce mariage plus qu’un simple ornement – comme la musique est intradiégétique, c’est-à-dire que le spectateur entend la même chose que Baby, il s’identifie à lui non par le point de vue, mais par le point d’écoute ; comme, de même, l’action semble déterminée par la musique, elle devient la subjectivité du personnage principal et une porte pour comprendre ses sentiments et son état d’esprit.
Les rares scènes d’où la musique est absente, quand Baby perd ses écouteurs, sont marquées par son acouphène (vieille séquelle d’un accident formateur de sa personnalité) ; l’absence de musicalité et la présence d’une vrille sonore donne le ton : Baby est perdu, impuissant, le spectateur aussi. Et puis, il y a l’exception : ces moments où l’acouphène disparaît… vaincu par l’amour de Debora. Le procédé est un peu « gros » mais le scénario du film ne l’est pas moins. En fait, on sent dans Baby Driver une ironie latente, une distance entre le réalisateur et sa création. Le nom du personnage, pour commencer – Baby – qui donne lieu à des dialogues à la limite du nanaresque. Le comportement des personnages secondaires, aussi, qui semblent tout droit sortis d’un comics bien foldingue . Le traitement de l’amour, on y revient, avec ses plans en noir et blanc et son arc-en-ciel final, tellement fleur bleue qu’on ne peut pas le prendre au premier degré.
Musique, ironie et action. La recette du divertissement de Wright est rodée. On peut, quand même, lui reprocher un scénario versant dans la facilité (tout le passage des enregistrements de Baby, trop téléphoné, aux symboles trop ronflants), le personnage de Debora dont le seul rôle est celui du love interest (d’autant plus dommage que les autres personnages ont tous un « truc » bien à eux) et des cuts qui sont parfois à l’extrême limite de la lisibilité (une marque d’ironie formelle ?). Si on s’en tient au divertissement, à l’expérience de salle, à la plongée dans une action sans frein et jouissive, Baby Driver est sans conteste un succès. Mais si on le replace dans la filmographie d’Edgar Wright et dans un « projet de cinéma », le jugement devient bien moins enthousiaste.
Wright est un réalisateur de la référence. Pas, comme un Joe Dante, à la référence « easter egg », où le clin d’œil est un élément de décors ou un remake de scènes détachées du corps du long métrage (voir par exemple, Gremlins et Gremlins 2 qui en fourmillent). Non, c’est un cinéaste de la référence formelle ; de la réalisation habitée. Sa trilogie Cornetto, trois films référentiels des « genres classiques », l’illustre parfaitement : Shaun of the Dead est un pastiche de films d’horreur et de zombies, Hot Fuzz des policiers et thrillers et The World’s End de la science-fiction et des invasions extraterrestres. Chacun d’eux n’intègre pas seulement des références éparses aux genres qu’ils veulent imiter-pasticher ; ils transcrivent une atmosphère, des tics de réalisation, c’est toute leur forme, du scénario aux mouvements de caméra, qui fait l’hommage. Le choix d’en faire des comédies permet également de rire sans se moquer, de jouer avec les réflexes de cinéphiles de genre et même, il me semble, d’engager un méta-discours avec les spectateurs, un petit coup d’épaule complice : « Eh oui, nous regardons le même genre de films ! »
Le quatrième long métrage de Wright, Scott Pilgrim , adaptation d’un comics lui-même pastiche de la culture geek et jeux vidéo, est sans doute le sommet de son style. Toutes les dimensions du film sont mises au service de la référence ; le réalisateur va jusqu’à briser la linéarité du récit avec un game over qui permet au héros de « rejouer » une scène complète en connaissant déjà les obstacles auxquels il sera confronté. Scott Pilgrim est à mon sens le meilleur film de Wright parce que, à la différence des autres, il ne succède pas à une longue lignée de grands films ; il crée son genre propre, intégrant parfaitement et entièrement les codes du jeu vidéo au cinéma. Le réalisateur a réussi l’exploit de pasticher quelque chose qui n’existait pas encore (vraiment). Au cœur de son projet, on trouve le plaisir du déjà-vu, de regarder, en même temps, un film et un genre tout entier avec son histoire et ses codes visuels. C’est un cinéma madeleine, sans être nostalgique. Le plaisir y est central et n’a pas d’autre raison d’être que lui-même.
Or, Baby Driver n’est pas une nouvelle itération de ce cinéma de divertissement référentiel. Wright a tenté quelque chose d’autre. Évidemment, la référence est présente ; le « driver » est presque un genre à part entière du cinéma hollywoodien. Cependant, le réalisateur a privilégié l’action sur la comédie, le divertissement sur le pastiche, donnant au long métrage une aura en demi-teintes ; formellement très direct et brut, il se moque de lui-même en permanence. L’expérimentation de style (le montage musical) est profondément sérieuse et produit un résultat assez virtuose ! Mais elle paralyse ce qui fait la force des autres films de Wright : leur vacuité acidulée. Le pastiche comme fin en soi a le mérite de s’inscrire ou de créer, dans la droite ligne de son genre ; à l’inverse, le divertissement pour lui-même, à notre époque d’hollywoodisme bêtement triomphant, a quelque chose de suranné.
Baby Driver est un bon divertissement mais prend donc le risque de n’être que ça. Il n’a ni le style du Drive de Winding Refn, ni l’efficacité au cordeau du Collatéral de Mann, ni l’audace outrancière du Night Call de Gilroy. Si son montage musical mérite, en soi, qu’on se penche dessus, il est à mon avis le moins marquant de l’œuvre d’Edgar Wright. Son cinéma de genre, je devrais dire du « genre des genres », ne s’enrichit pas et même nous montre une limite : le plaisir du déjà-vu est menacé par la fatigue du toujours-diverti. Dans le courant de masse du cinéma américain, Wright risque de passer du statut d’expérimentateur à celui de réalisateur de recettes éprouvées ; d’une sorte de plat, donc, goûteux mais sans génie.