critique &
création culturelle

Rinus Van de Velde à Bozar

Centrique de l’artiste

Dans le cadre d' Europalia Trains & Tracks , Bozar met à l’honneur l’artiste Rinus Van de Velde dans une exposition fleuve, Inner Travels . Spectacle sublime ou surenchère égotique ? Karoo vous propose une visite en demi-teinte.

Au-dessus du parc Royal, les répliques de la tempête brouillent le ciel de filaments zèbres. Derrière les grilles, on débite à la tronçonneuse un arbre, centenaire au moins, qui s’est abattu la veille ; on peut distinguer, entre le ballet des branches nues, d’autres grands corps, aux racines sens dessus dessous, déjà rongés par les lames ultra-rapides. En bas des marches, la boucle-rue du Baron Horta, enfin libérée par les travaux, est triste comme une coquille vide ; la surplombe, impérial et méprisant, le nouveau siège de BNP-Paribas Fortis. Une façade crochetée, d’un blanc neuf, où des caméras globuleuses montent la garde tous les dix mètres. Le vert du petit jardin de la fontaine aux Naïades d’Horta, au creux de l’escalier, épate tant il paraît déplacé, tache de fraîcheur et de vie au milieu des massives architectures de pierres claires et grises.

Rinus Van de Velde, 'The principle impulse …', 2021, courtoisie de la gallerie Tim Van Laere, Antwerp © Rinus Van de Velde

Pour visiter l’exposition Inner Travels ( Voyages intérieurs ), il faut remonter d’autres marches, celles du hall Horta (décidément !). Organisée dans le cadre du festival Europalia, elle est centré sur la figure de l’artiste belge Rinus Van de Velde . Elle sonne comme une consécration pour le dessinateur et plasticien de 39 ans, dont les œuvres sont disposées en miroir de nombreux autres artistes de renom – Monet, Munch, Joan Mitchell ou encore Laurie Simmons – qui ont participé à ses inspirations ou dialogue avec son art. Dans cet article, nous nous concentrons sur les pièces de Van de Velde et sur leur scénographie spécifique, tant il est clair qu’il occupe le centre de l’exposition.

Renouveau du figuratif ?

Commençons par noter que le thème du festival Europalia, « Trains & Tracks », ressemble plus à un prétexte pour présenter toutes les facettes de l’artiste qu’à une vraie approche thématique. Mis à part la monumentale installation qui accueille la visiteuse 1 , la reproduction en carton-pâte d’une loco-wagon du siècle dernier, le voyage et a fortiori le train doivent se faire intérieur pour assembler symboliquement les différentes œuvres. Le sentiment qui domine est plutôt celui d’une certaine mélancolie face à la modernité et au temps. La fameuse loco-wagon, dont on peut regarder l’intérieur, contient une somme de détails – chapeau melon, peaux d’orange ou de mandarine, paquet de cigarettes, walkman au casque pendant – renvoyant à une époque révolue. Et idéalisée ? Peut-être. On sent en tout cas chez le plasticien une certaine douceur, une tendresse pour ce tableau dépassé.

Mais Van de Velde trouve sa meilleure expression dans le dessin. Ses toiles au fusain parsèment l’exposition et construisent presque un parcours à part entière. La visiteuse pourrait ne regarder qu’elles. Réalisées dans un style aux influences très diverses, de l’impressionnisme à l’hyper-réalisme, de l’abstraction au réalisme fantastique, elles s’emparent également de très nombreux sujets : (auto)portraits, paysages, marines, allégories, natures mortes… Elles tendent toujours vers l’art figuratif et c’est d’ailleurs le cœur de leur immense richesse. Même si l’artiste semble déguiser ou diluer cette dimension figurative, comme s’il devait s’excuser dans un monde où l’abstraction est à l’honneur, son regard n’est jamais aussi fort que quand il décrit une scène totalement ordinaire – un lit solitaire dans une chambre anonyme – qui pourrait être le nôtre.

La scénographie a privilégié les toiles les plus imposantes, la plupart du temps en noir et blanc. Elles font un effet indéniable, les plus puissantes n’étant pas celles où l’artiste se représente mais au contraire celles qui jouent sur des scènes plus banales ou plus allégoriques. Deux alpinistes perdus dans une tempête de neige ou un navire à voile pris dans le noir du contre-jour disent infiniment plus sur le dessinateur que sa propre silhouette solitaire au milieu d’un ensemble de panneaux gigantesques. Il est vrai que dans cet espace d’art négatif, le style de Van de Velde atteint un genre de sommet, de cohérence ; il assume un néo-impressionnisme rond, fait de vagues et d’ondes, où les lignes sont rares et tranchantes. Je vois dans ces courbures quelque chose, encore, de la mélancolie des formes-mémoires, jamais tout à fait fixes, en mouvement comme l’eau en surface. Certaines toiles, dont celles qui utilisent la couleur, de belles dominantes rouges et vertes, mériteraient une contemplation patiente, malheureusement difficile dans les salles courues de Bozar.

Mise en scène de l’artiste

Notons aussi que le pan plastique de l’exposition n’est pas moins intéressant, tendant lui plutôt vers l’art naïf ou brut. Mais ces scènes, tantôt de réflexion solitaire sur un pont, tantôt d’orgie au scalpel (dans une allégorie critique de la société elle-même), sont plutôt mal servies au milieu des flots de visiteuses, d’ailleurs bien plus intéressées par les tableaux et les vidéos. On l’a dit : Van de Velde se représente souvent. Qu’il soit figuré pinceau à la main dans un champ, à la manière des vieux peintres flamands, ou dans un film par un acteur masqué de son visage, il est omniprésent dans ses propres œuvres, sacrifiant ici à une tendance très contemporaine, de métadiscours : celle qui crée est sa propre sujette, elle doit l’assumer et même explorer sa place dans son art. Pour ne pas tromper l’amatrice ? Au contraire, il semble bien que la mise en récit de soi se situe aux antipodes de la transparence pourtant annoncée ou recherchée en général ; au moins, cela est assumé dans l’exposition qui prévient que l’artiste jongle avec les songes, avec le vrai et le faux, la réalité et la fiction…

Cette autocélébration est bien présente dans les œuvres elles-mêmes, mais la scénographie la pousse jusqu’à l’outrance. Les premières lignes de description de l’exposition (qu’on peut retrouver dans son fascicule) commencent par l’image de l’artiste au travail. On parle de lui, on raconte son processus créatif, bref, on regarde par le petit bout de la lorgnette de son atelier. Étrange entrée en matière que ces presque fausses confidences, plus proche d’une forme d’hagiographie journalistique 2 que d’une exégèse critique. Alors certes, l’artiste est vivant et a sans doute participé à la création de l’exposition, mais on aurait été plus à l’aise de découvrir des indications franchement subjectives, et non une biographie déguisée où on apprend que l’artiste pense ceci ou fait cela, s’imagine dialoguant avec Maïakovski ou voyage par la pensée parce qu’il déteste quitter son chez-soi. Sans doute cette approche n’est-elle ni nouvelle, ni propre à cette exposition ou à Bozar, cependant ses effets sont amplifiés par l’égocentrisme de l’autoreprésentation qui est presque un thème principal de l’exposition.

Rinus Van de Velde. Inner Travels

Celle-ci va jusqu’à montrer l’artiste filmant sa vie imaginaire, filmant son double, donc, ou encore inventant au nombrilisme une nouvelle itération : celle d’un sexe (le sien imagine-t-on) transformé en marionnette parlante. Effet garanti dans la salle où tout à coup les visiteuses se poussent du coude, ricanent un peu, « ah quelles libertés ces artistes ! » et se désintéressent des dessins et des installations alentour. Les deux grands ensembles de trois panneaux, presque des triptyques, où Van de Velde se dépeint seul, dans des paysages coralliens, sont assez symptomatiques : l’artiste et son univers, sa solitude créatrice qui devient vite pouvoir et célébration de la création. La scénographie pousse la logique jusqu’au bout : la dernière salle, immense et vide, ne contient que le masque représentant le visage du dessinateur, sur un piédestal. Sa tête semble alors décapitée : se donner la mort métaphoriquement, n’est-ce pas l’un des plus grands gestes égotiques ?

Le sens des expositions

L’exposition mérite le détour – si possible hors des heures folles – pour toutes les pièces s’éloignant, au fond, des projecteurs, en particulier les dessins figuratifs dont il faut encore dire un mot. Ils sont sous-titrés par de petites phrases, en anglais, servant aussi bien de titre, de description ou de poétique, qui sont inhérentes aux œuvres. Il est fort dommage qu’elles n’aient pas été traduites. Même si elle demande une connaissance de l’anglais assez minimale, on aurait apprécié un travail de traduction dont le résultat aurait été, encore, une couche artistique, une subjectivité nouvelle et extérieure.

Il est amusant de noter, sur les panneaux trônant à la fin du parcours, le nom des mécènes, pardon des sponsors, de cette grande exposition : Engies, TotalEnergies, Interparking et… CFE (entreprise de construction et d’ingénierie marine 3 ). L’ironie n’est pas mince quand on voit l’importance des symboles naturels dans l’imaginaire de Van de Velde (coraux, fonds marins, forêts), la dimension critique de certains œuvres (comme Assembly Line ) ou encore sa manière de représenter les machines comme des natures mortes ou avec la fragilité du carton (qui pourrait nous donner l’envie de les saboter). Financer cet art ou tout art avec l’argent de grands pollueurs et d’acteurs de la voiture et du béton ne manque pas de sel. Certaines y verront une sorte de juste rétribution ou d’indulgence ; d’autres une publicité problématique et une bonne conscience facilement achetée.

Même rédacteur·ice :

Rinus Van de Velde, Inner Travels

Commissaires: Dirk Vermaelen, Julie Verheye et Rinus Van de Velde.

Bozar / EUROPALIA TRAINS & TRACKS

Jusqu’au 15 mai 2022