Karoo a eu la chance de visionner avant sa sortie Une part d’ombre de Samuel Tilman ; l’histoire d’une innocence frauduleuse et d’une suspicion écrasante.
David (Fabrizio Rongione ) est-il un meurtrier ou une victime ? A-t-il assassiné de sang-froid une bijoutière dont il a croisé la route par hasard, dans une forêt française, en pratiquant son jogging ? Ou alors le crime est-il le fait de cet homme mystérieux, qui lui ressemble et qu’il est le seul à avoir vu le soir du drame ? C’est le dilemme que pose Samuel Tilman dans Une part d’ombre . Polar où le personnage central est le coupable présumé ; thriller sans enquête, puisque David connaît la vérité, à la différence du spectateur qu’on abreuve de scènes saucissonnées, ambiguës, dont la fin manque. Le film réussit son coup : il tient en haleine et on jouira des dernières minutes révélatrices.
Mais plus qu’une entreprise de suspense, Une part d’ombre est un tableau social, un drame, une analyse de l’effondrement progressif d’une « société amicale ». Au début, David est présenté comme un homme, un mari et un père heureux. Tout va bien dans sa vie de professeur bourgeois : sa femme et ses enfants l’aiment, ses amis l’adorent, il se réalise dans son travail ; quand, tout à coup, il devient suspect d’un meurtre. La gêne se répand puis se change en doute et le doute se change en méfiance.
Tilman utilise un procédé éculé : le craquellement de la façade hypocrite d’une vie sans problème. David a trompé sa femme, David est victime d’un racket. Le mari idéal devient le salaud intégral. Les gens se détournent de lui et, surtout, commencent à croire à l’impossible : puisqu’il a menti sur sa vie passée, pourquoi ne mentirait-il pas à propos du meurtre ? Et si c’était lui ? Le film présente méticuleusement, peut-être avec trop d’emphase, cet anéantissement des amitiés comme une lente contamination, d’individu à individu, répandue à la vitesse de la rumeur et au contact du murmure. Plus le temps passe et moins la vérité (est-il coupable ou non ?) importe ; ce qui compte, c’est son nouveau visage, son infidélité, la colère et la frustration qu’on voit monter en lui ; sa personnalité est changée par le regard des autres, autrefois bienveillants, finalement accusateurs. Quand on arrive au terme du film, même son avocat le croit coupable et, à une exception près, il est abandonné à son nouvel état : celui du criminel, de ce crime-ci ou d’un autre, du criminel ontologiquement parlant.
L’étude de Tilman est intéressante parce qu’elle révèle aussi une certaine vision de la « vie normale ». S’il fait le choix de filmer le monde à travers le prisme d’un réalisme froid – c’est-à-dire d’une vision du monde tel qu’il est censé être hors de l’influence de la psychologie de ses personnages –, le réalisateur montre une « société amicale » si lisse qu’elle en devient presque stéréotypée. La vie de David – famille, amis, travail, vacances – ne présente aucune aspérité, elle est comme soustraite aux soubresauts naturels que le spectateur, lui, subit dans son quotidien. Non seulement la société est réduite à une cercle de connaissances mais, en plus, les violences et les conflits liés aux distinctions sociales ne semblent pas exister. Tilman nous met face à un fantasme : la bulle de tranquillité d’une vie bourgeoise rondement menée. Or, ce fantasme n’est pas forcément une faute, un « irréalisme », il nous pousse en fait à nous questionner : ce genre de représentation du monde est-il l’apanage de la fiction ? D’ Une part d’ombre et de bien d’autres longs métrages ? Ou alors est-elle une transposition de la réalité concrète, un fantasme que les spectateurs peuvent partager ? Dans les deux cas, elle est nécessaire pour créer le « monstre », le criminel ontologique, son ennemi absolu, sa négation. Ce sont les deux faces d’une même pièce.
Si l’on peut reprocher au film de Tilman certains dialogues un peu « en dessous » de l’écriture générale et certaines longueurs, en particulier dans sa seconde partie, on doit reconnaître son efficacité. C’est un bon polar et un film qui parle de et à son époque. En fait, son unique défaut sérieux est son manque d’originalité. L’histoire d’ Une part d’ombre a déjà été vue et revue, lue et relue. Hitchcock a déjà tout montré. Le film prend donc le risque d’être trop commun pour les aficionados et les cinéphiles un peu exigeants. Sauf peut-être s’ils cherchent justement cette répétition, cette réincarnation perpétuelle des codes ; ce plat déjà mangé cent fois et qu’on continue à adorer, par nostalgie.