Tout cinéma est politique mais représenter la politique au cinéma tient toujours de la gageure. Et Vice , le deuxième film d’Adam McKay, pousse l’expérience jusqu’à la nausée… Une plongée sèche dans l’Amérique du pétrole, de la guerre, des jeux d’influence et du cynisme le plus crasse.
C’est un biopic particulier que nous propose Adam McKay. Celui d’un homme politique toujours en vie, Dick Cheney, qui est présenté comme le grand artisan de la politique sécuritaire de George W. Bush. Les années noires qui ont suivi le 11 septembre, les guerres en Afghanistan et en Irak, la surveillance de masse, le recours de plus en plus systématique à la torture… on pourrait tout imputer à Cheney et à sa dream team de faucons républicains. Retraçant la vie de cet homme discret, marionnettiste dans l’ombre du pouvoir, le film essaie de montrer comment un individu peut peser sur le cours des choses.
On retrouve les thèmes chers au réalisateur – la petite histoire qui explique la grande, les figures isolées ou marginales souvent plus perspicaces que celles qui brillent dans la lumière. C’était déjà le cœur de The Big Short , long métrage sur la crise des subprimes qui relança la carrière de McKay et lui permit de définir son style cinématographique. Car au-delà du jeu des acteurs – Christian Bale, Amy Adams, Steve Carell ou encore Sam Rockwell – qui a reçu, à juste titre, les lauriers de la critique, ce sont ses procédés de narration et son jeu perpétuel avec la spectatrice1 qui font tout l’intérêt de Vice .
Le montage mériterait, à lui seul, un long développement. Aux longues scènes d’exposition, jouées avec un réalisme confinant au maniérisme et à l’imitation, succèdent des séquences surdécoupées. McKay est démiurge en son œuvre : il veut montrer, imager le plus possible. Dans le monde de la politique, la parole est communication, marketing, rhétorique, mensonge ; la vérité ne peut exister qu’à travers l’image. Ainsi se met en place un procédé d’action-réaction, décision-conséquence ; traduit, dans le film, par la concrétisation systématique de l’horreur (bombardements, kidnapping, torture…), parfois jusqu’à l’écœurement.
Le statut des images est d’autant plus puissant qu’il s’agit parfois de documents, vidéo ou photographiques, et non de reproductions. La différence entre les deux est volontairement floue et les reconstitutions si bien tournées qu’elles annihilent tout le recul que confère le cinéma à la violence. Seule la spectatrice pourra juger si les limites du montrable ont été dépassées… Il est en tout cas étonnant que le film soit classé « Tout public » quand certaines scènes sont déjà difficilement supportables pour les adultes !
Jouant toujours sur le contrepoint, McKay agrémente le film de nombreuses séquences calmes, liées à la pêche et au monde aquatique. La métaphore est transparente : la vie de Cheney a été celle d’un pêcheur patient, ayant finalement attrapé le plus gros poisson possible, la vice-présidence des États-Unis. Cet agencement imaginaire atteint son paroxysme lors de la discussion entre Cheney et Bush fils, moment « transcendant » où le premier accède au pouvoir effectif grâce à son seul sens de la tactique et de la persuasion.
La véracité qui transpire de Vice – entendue non comme un réalisme esthétique mais comme une impression de montrer-ressentir le réel – vient paradoxalement de deux techniques contradictoires : la direction d’acteur, immersive et émotionnellement impliquante, et l’absence de quatrième mur. Non seulement le film possède un narrateur (procédé de plus en plus rare aujourd’hui) mais, en outre, McKay prend un malin plaisir à se rappeler au spectateur. Faux générique de fin, scènes purement figuratives – qui donnent au film ses meilleurs moments –, mise en abyme dans ses ultimes minutes… On se demande parfois si on se trouve en face d’une fiction ou d’une sorte de documentaire déguisé.
La question de la nature même du film peut être posée. Toute la dimension fictionnelle et narrative – l’histoire à peine romancée de Cheney, ses liens familiaux qui seuls l’humanisent, les séquences figuratives – est au service d’un propos politique et critique. Le montage, qu’on pourrait croire assez en phase avec l’hollywoodisme contemporain et sa religion du cut , fait surtout penser aux techniques de la création vidéo sur internet. La liberté prise avec le médium, le peu d’intérêt pour la suspension d’incrédulité, l’utilisation de documents et de figuration pour illustrer des concepts ou encore le ton caustique et sardonique font tous partie de l’arsenal des vidéastes en ligne.
L’élément décisif, qui fait de Vice une œuvre cinématographique à part entière, est l’identité du narrateur et tout le rapport au temps qu’elle implique. La scène de transplantation cardiaque, avec ses flashbacks et ses flashforwards, unifie visuellement le film ; passé, présent et futur sont contenus dans la poitrine évidée de Cheney. L’ironie noire, présente dans tout le long métrage, est poussée à son paroxysme : la vie d’un homme valait-elle celle de tous ceux qui sont morts à cause de lui ? Il n’y a aucune justice sur Terre. Le réalisateur dépose devant les yeux des spectatrices le cœur nécrosé de Cheney et allonge le plan fixe, nous forçant à regarder et pas seulement à voir.
On peut regretter un dernier quart semble-t-il expédié par rapport au reste du film – notamment le passage sur le tir accidentel qui est presque subliminal. La violence, même si elle est au centre du propos critique, est parfois gratuite. Elle est poussée si loin qu’elle fait douter de l’intention de McKay : pense-t-il que le document ou la reconstitution parfaite ont un vrai pouvoir de conviction ? Ou au contraire, Vice démontre-t-il que cette violence absolue, ce à quoi on est forcé de donner le nom de « mal », est devenue si courante et le public si cynique qu’elle est incapable de déclencher autre chose qu’une indignation froide ? Qui est sans cœur ? Cheney et tous ses pareils ? Ou ceux-celles qui les laissent agir en paix ?