Pour attaquer 2019, quoi de mieux que de jeter un œil dans le rétroviseur, pour être sûr de n’avoir rien manqué ? Woman at War est une des perles de 2018 : fable écolo islandaise, mariant politique, fientes de poulet, explosifs, adoption et cousin au troisième degré (mais seulement présumé !).
Son affiche happe le regard et ne consent à le rendre qu’en échange d’une promesse : il faut aller voir ce film en salle. Face à une ligne à haute tension, une archère, minuscule, forte, David en lutte contre la civilisation industrielle tout entière. Voilà résumé en quelques mots le film de Benedikt Erlingsson. Néanmoins, loin de l’œuvre concept tirant toute sa force de cet imaginaire luddite, le long métrage mélange les styles pour raconter son histoire et surprend souvent par son audace scénaristique et formelle.
Quand Halla (Halldóra Geirharðsdóttir) ne sabote pas le réseau électrique islandais, elle dirige une chorale. Activiste écologiste, amoureuse d’un pays encore sauvage et indompté, elle jongle entre la philosophie de la désobéissance civile et le Semtex. Erlingsson ose faire un film politique ; espèce rare et souvent boiteuse dans le cinéma francophone. Si son message est transparent – la planète se dérègle, la biosphère est en danger – ce qu’il montre de l’action politique est beaucoup moins consensuel.
Le sabotage et l’illégalisme deviennent des qualités illustratives de la figure de l’héroïne. Le jugement moral porté par les élites politiques, économiques et médiatiques, est poussé jusqu’à l’absurde : face au flot des mots insensés, face au déchaînement d’une hypocrisie intéressée, l’attentat est présenté comme un acte sincère et même mesuré. Il fallait un certain courage pour réaliser ce film en 2017-2018, à une période où l’Europe est traumatisée par les tueries terroristes et où la violence politique est plus que jamais désavouée en bloc et combattue, ironiquement, par le recours à la violence légitime de l’État.
Pour Halla et dans la logique du film, détruire des choses (excroissances industrielles, parcelles du réseau énergétique) est proportionné puisque l’humain détruit la nature, qui le précède et lui succédera sans doute. Derrière les symboles de la Terre Mère et même d’un certain paganisme, Halla va au bout de toute réflexion écologique sérieuse : aucune réforme ne peut arrêter la fin du monde. Dans un même mouvement, le film permet de distinguer l’écart entre les recours à la violence : avec d’un côté un activisme humaniste refusant de s’en prendre aux personnes (à la différence d’Unabomber) et de l’autre une institutionnalisation des limitations de la liberté par les institutions officielles (caméras omniprésentes, fichage génétique, etc.). C’est à se demander comment Woman at War a pu recevoir le prix LUX du Parlement européen, censé récompenser un film mettant en avant « l’identité européenne » !
Cependant, le film d’Erlingsson ne sacrifie pas l’humain à la cité. Halla veut sauver le monde mais elle veut aussi être mère. Engagée dans la procédure d’adoption d’une petite orpheline ukrainienne, son combat et sa vie privée entrent en tension. Où se situe l’égoïsme ? Dans le sacrifice politique (la prison) ou dans la constitution d’une famille (le sauvetage d’une petite fille étrangère) ? S’il est sans doute présent dans ces deux scénarios, c’est de manière incomparable avec l’acceptation des règles de la société de consommation industrielle.
Formellement, le film joue beaucoup sur les effets littéraux et les gags. On peut craindre qu’il tombe dans la catégorie du grotesque mais, s’il s’en approche parfois, son ton pince-sans-rire et son ironie l’en sauvent toujours. Certaines blagues tirent un peu sur la corde – comme le touriste espagnol toujours au mauvais endroit au mauvais moment –, beaucoup d’autres touchent très juste. Le jeu autour de la paranoïa ou les tribulations de l’activiste devant envoyer une lettre anonyme ajoutent une dimension comique bienvenue.
La principale audace de réalisation est liée à la musique. Normalement, une chanson peut être intra ou extra-diégétique, c’est-à-dire faire partie de la réalité du long métrage (par exemple, si une radio fonctionne dans la scène) ou alors être un effet, ajouté « artificiellement » par le réalisateur. Dans Woman at War cette dichotomie est dépassée et la frontière brouillée. Deux trios jouent face caméra : les percussions et les cuivres du premier représentent la pugnacité et la lutte politique de Halla ; les chants traditionnels ukrainiens du second son rêve d’adoption.
Si les musiciens/chanteuses sont toujours présents devant la caméra, ils ne semblent visibles qu’aux yeux du personnage principal. Projection de ses sentiments et de ses volontés ? Sans doute. (Cette « loi » est toutefois brisée une fois, pour un gag, avec le touriste espagnol.) S’il est relativement courant que des réalisateurs insèrent une ou deux scènes musicales métaphoriques, où la musique déborde directement dans la trame narrative, Erlingsson en fait une véritable marque de fabrique puisque tout son est transcrit par une présence/un effet visuel.
Il résout aussi une des apories du cinéma : l’irruption d’une musique extra-diégétique, émotionnelle et émotionnante, censée soutenir l’image mais qui finit par la dépasser. Le processus de mise en musique des sentiments et des espoirs d’Halla est transparent : ses émotions sont des personnages à part entière. En incarnant ainsi les ressentis de son personnage, en donnant une chair à la bande-son, le réalisateur ne dissimule plus au spectateur ses intentions démiurges. L’identification entre celle qui ressent et ceux qui regardent n’en est que plus grande.
Sous ces dehors candides, le film pousse sans arrêt spectateurs et spectatrices à affronter la complexité humaine. Je regrette simplement sa scène finale, trop littérale, qui menace de basculer dans un cliché que le long métrage avait brillamment évité jusque-là. Unique, Woman at War n’est pas seulement un thriller politique et sensible ; c’est une œuvre courageuse, d’une actualité tenace, dont l’importance et le message ne feront que se renforcer avec les années. Plus que bien d’autres : c’est un film-acte, une parabole militante sur le militantisme. La preuve de l’existence d’un cinéma politique consistant.