Une fois n’est pas coutume, Karoo vous présente une autre revue littéraire, Le Sabot , et en particulier son septième numéro sorti en juin 2019 et dont le thème est « La Soif ».
« Revue littéraire de Sabotage ». La devise a le mérite de la clarté : Le Sabot est une revue de combat, piquante, renversante mais qui fait de la littérature. Les esprits conformistes peuvent s’abstenir, ses rédactrices1 trempent leurs plumes dans une bonne dose de poil à gratter. Si la prose côtoie les vers, l’ensemble dégage une tonalité poétique et une exigence portée sur le style ; les textes sont tous picturaux et ils s’accordent, en cela, aux excellentes illustrations parsemant le numéro. De la sécheresse craquante aux humidités intimes, des larmes gondolées aux gouttes menaçantes, chaque illustratrice a su traiter du thème avec une maîtrise et une créativité qu’on cherchera en vain dans le flux quotidien des images virtuelles.
Les flaques du spectacle ne savent que refléter la hauteur sans jamais l’atteindre. Aussi, ne crachez pas trop vite. Laissez la science du mollard à ceux qui manquent de décence et dont le regard myope ne perçoit rien dans la distance, s’arrête au cul de bouteille tout en cherchant à imposer leurs postillons. Rien n’apporte moins d’ivresse que cette soif de puissance, d’étalage narcissique, de prédation déversée en avalanche. 2
La soif prend des formes multiples. Il y a, bien sûr, celle du manque de sens, du manque de joie, du manque d’enchantement d’un monde qui s’étiole en se désertifiant. Il y aussi les volutes glorieuses de l’ivresse, filet de folie condensée, dansant sur le fil brillant de l’alambic. Mais la soif peut aussi être dévorante, destructrice, égoïste… une soif en costume cravate, une soif étranglée et étrangleuse. C’est dans cette machinerie de tubes aquacratiques que Le Sabot vient s’intercaler ; le sabot est l’origine du sabotage, celui des ouvrières qui coinçaient leurs chaussures dans les machines infernales de la première révolution industrielle. Des chaussures et des mots, deux biens de première nécessité, deux médiateurs fondamentaux de notre rapport à l’extérieur… deux moyens de gripper, de faire dérailler l’ordre du monde.
Autant le dire : je n’ai aucune sympathie pour les petits buveurs. Seulement pour les énormes pachydermes de la soif. Ceux qui piétinent, jour après jour, sans choir, le sentier qui mène au puits malsain de l’oubli. Ceux allant joyeusement lustrer leur peine dans l’aboulie du Léthé si vaste, où se rejoignent tous les esprits les plus fumeux. Ceux qui sirotent avec gouaille leur malheureux leitmotiv – en un mot : ceux qui boivent, et qui gueulent. 3
Pour la lectrice dégustant, gorgée après gorgée, cette liqueur de sabot, c’est la fraîcheur qui frappe, l’impression de siffler la boisson d’un autre monde et donc, précisément, du nôtre, revenu miraculeusement à lui-même, dégagé des grisailles bureautiques et des smogs citadins. Éditrices, rédactrices et illustratrices s’en donnent à cœur joie, créent, inventent et, en même temps , font de la littérature une politique. Il y eut sans doute des décennies et des révoltes pendant lesquelles on imprimait d’autres sabots, par dizaines, où ce genre d’écrits à la fois subversifs et créatifs étaient une sorte de norme des anti-normes… mais aujourd’hui, l’acte de sabotage et de rébellion véritable est accueilli au mieux avec une flashball, au pire avec une indifférence insondable.
depuis quand ai-je
levé toutes les écluses ?
aucune pluie, aucune liqueur
ne vient plus étonner ma langue 4
Je mets au défi la lectrice de ne pas rire en lisant l’inénarrable chronique de Frank-Olivier Geyser sur le « Grand Débit » national ! De ne pas savourer les publicités maisons, notamment celle pour Le Fouquet’s avec ses « plats qui mettent le feu à vos envies ! » et sa « terrasse chaleureuse » ! Chacune y trouvera la pinte qui lui convient : poésie aérienne, récit éthylique, critique sociale, chanson paillarde, rébus torturants, sensualité océanique… Et elle pourra aussi jeter coup d’œil (ou de langue) dans le verre de la voisine. Je laisse le mot de la fin à Camille Kolakowski : « Mais taisons-nous, et écoutons… Il y a, au loin, le chant des sirènes appelant d’autres illustres buveurs ».