Les Bacheliers perdus
de Jules Vallès
L’encrier au sang

Karoo se penche sur l’édition par Du Lérot de deux romans inédits de Jules Vallès, écrivain français du XIXe siècle, journaliste, communard, révolté… et grand peintre de son époque, dès ces premiers écrits.
Qui lit encore Jules Vallès ? Sûrement ceux qui ont fait le tour des « grands auteurs » du XIXe siècle et qui cherchent d’autres sources de fraîcheurs littéraires. Sans doute les obsédés de l’enfance qui retrouve dans son roman le plus connu, L’Enfant, les grands thèmes du genre, comme le rapport à la mère ou encore la construction des caractères. Et puis, aussi, les lycéens d’outre-Quiévrain, quand l’auteur tombe au programme – quelle ironie ! Lui, Vallès, le grand pourfendeur de l’étude et de l’enseignement classique, conservé par la grâce de l’encore très académique Éducation Nationale française.
Pourtant l’auteur de L’Insurgé, fondateur du Cri du peuple, le plus lu des journaux communards, est bien plus qu’un auteur révolutionnaire ou thématique. C’est un écrivain dont le travail sur la langue est à bien des égards l’un des plus originaux de son siècle. Loin de ses illustres contemporains, Vallès cherche à réconcilier le peuple et la littérature. Le peuple, à son époque, est plus qu’une formule ou un projet ; c’est un être social et collectif sensible, qu’on peut admirer, idéaliser, manipuler ou mépriser, mais dont le sentiment d’être à lui (ou au contraire d’y être extérieur) est indéniable. Quelle est la langue du peuple ? Comment parle-t-il ? Fait-il une littérature ?
J’ai le respect du pain.
Un jour que je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il ne m’a pas parlé durement comme il le fait toujours.
« Mon enfant, m’a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain ; c’est dur à gagner. Nous n’en avons pas trop pour nous, mais si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu’il vaut. Rappelle-toi ce que je dis là, mon enfant ! »
Je n’ai pas oublié. […]
Les moissons m’ont été sacrées, je n’ai jamais écrasé une gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bleuet ; je n’ai jamais tué sur sa tige la fleur du pain ! (L’Enfant)
Vallès répond en écrivant. Ceux qui ont lu sa trilogie-œuvre – L’Enfant, Le Bachelier et L’Insurgé – ne peuvent passer à côté de cette écriture tranchante, parfois éblouissante des risques qu’elle prend avec le canon de son siècle. Et n’ont pu ignorer sa drôlerie, son humour proprement décapant ! Toujours désinvolte mais jamais légère. Elle ne prétend pas décrire le peuple de l’extérieur, à la manière d’Hugo, mais bien retranscrire des voix multiples, discordantes, magnifiques ou affreuses… des voix que l’auteur a vécues. On peut tordre un peu les choses et prétendre que Vallès est un précurseur du « je », et de tous les genres littéraires qui vont naître de l’écriture de soi, jusqu’à l’auto-fiction contemporaine… Ce serait éclipser la place du « nous », de la recréation d’un monde et de collectivités qui sont au cœur des écrits de Vallès alors qu’elle ne sont absolument plus au centre des projets littéraires dominant notre époque.
L’édition des Bacheliers perdus, deux manuscrits inédits, deux romans du jeune-Vallès, viennent compléter le savoir des vallèsophiles mais aussi fournir de nouvelles portes d’entrée à son univers. Les deux récits, sortes de brouillons ou d’écriture préventive du Bachelier, ont à peu près la même histoire : un jeune provinciale, d’une condition relativement modeste, s’engage sur les rails d’une carrière de lettre (ou d’avocat), étudie, monte à la capitale… et ça finit mal. La trame de fond, une critique assez acerbe – quoique moins que celle du vieux-Vallès : la société y est décrite comme figée dans ses distinctions de castes et de classes. L’auteur communard aurait sans doute rit jaune ou noire devant l’expression contemporaine « d’ascenseur social ».
Aristide était aimé des têtes d’oiseau et des fronts de bœufs. Il avait pourtant contre lui ses origines. Il était le fils de celui-là même qui menait le bahut, et les enfants détestent ou méprisent d’ordinaire les fils de l’homme qui leur vend de la soupe ou du latin et se vengent sur eux de ce que le latin est trop ennuyeux ou la soupe trop maigre. (Aristide Gerdy dans Les Bacheliers perdus)

Si ces deux Bacheliers retrouvés (dans les archives de la Bibliothèque nationale française) ne sont pas des textes achevés, le style de Vallès est bien présent, ses trouvailles littéraires aussi. Caustique, souvent, il exprime aussi un amour véritable pour la campagne. L’ironie que ses personnages arrivistes entretiennent vis à vis des plus simples, de ce que peuvent se contenter du peu (ou du tout) que leur offrent fermes, champs et nature, tend à leur rendre justice. La grande leçon de ses ouvrages est que la destruction des efforts de ces jeunes prodiges n’est en fait que le miroir de la destruction plus systématique de ceux qui ont l’outrecuidance de penser que l’ordre social leur laissera la place « qu’il mérite ». Les bacheliers déclassés de Vallès, aveuglés ou non par l’abrutissement de l’étude classique, allaient former, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, l’un des piliers du parti de la révolution et de la révolte.
Le travail éditorial de Du Lérot est fantastique – le mot n’est pas usurpé ! Non seulement l’éditeur nous présente un livre non-découpé, un livre « d’époque », mais de plus, l’introduction critique de Michèle Sacquin est aussi savante que fascinante. On notera seulement une comparaison assez osée entre Vallès et Annie Ernaux qui ne fait pas honneur au premier. Le catalogue des éditions Du Lérot, trop méconnues, est riche d’un panel à faire saliver les lectrices : Bloy, Calet, Courbet, Descaves, Gide, Lautréamont, Mirbeau, Nerval, Ramuz et tant d’autres ! De l’ancien, du nouveau mais toujours cette littérature dont la capacité à transcender son époque est l’une des preuves les plus éclatantes des infinies possibilités offertes par la créativité humaine.
L'auteurThibault Scohier
À la recherche du sillon, de l’errance des lettres erratiques ; traces de pas, de plumes : Vallès, Mirbeau, Werth, Calet, Bauchau et les dédales russes, au D majeur et…Thibault Scohier a rédigé 116 articles sur Karoo.
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