Notre rédacteur Thibault Scohier continue son exploration bordelaise avec une rencontre étonnante : celle d’un pitre-poète et de son livre sur la capitale de l’averse, Bruxelles bien-sûr.

Il parait que le hasard fait bien les choses. Parfois si bien qu’on lui donne le petit nom de « destin ». Jugez-en : ne se soumet-on pas au plus grand des hasards  en se laissant errer dans les rues bordelaises, un samedi, en plein acte XIX du mouvement des gilets jaunes ? Quand au dédale des rues inconnues s’ajoute celui des manifestations bordéliques et superbes, et celui des cordons de CRS, renfrognés derrière leurs couches de plexiglas, de kevlar et leurs écharpes noires qui n’ont rien à envier à celle des blacks blocks ?

C’est donc par hasard, après une dérive citadine, que nous nous trouvâmes rue Bouquière. (Son étymologie est par ailleurs surprenante : elle laisse entendre « bouquiner » aux amateurs de livres mais viendrait plutôt d’une famille Bouquière, peut-être elle-même ancienne bouchère.) Et c’est toujours par hasard que nous passâmes à côté de l’étonnante librairie borgne, N’a qu’1 œil1– que sa patronne définit joliment comme un dépôt de livres invendables – le jour même où Jules Vipaldo venait y présenter ses dernières compositions.

C’est toujours par hasard que le même Jules Vipaldo, poète de son état, pitre de son propre aveu, est l’auteur d’un Pauvre Baudelaire, publié chez l’éditeur Les Doigts dans la prose et narrant une perdition humide et rocambolesque à Bruxelles. Pour le bruxellois perdu dans les rues bordelaises, la boucle était bouclée. Pour le poète, l’occasion était trop bonne et il organisa fissa une lecture, épaulé au débotté par deux étudiantes des beaux-arts qui passaient par là, et dont les voix devinrent, dès lors, partie intégrante du texte pour les personnes présentes.

« Cordes, hallebardes, lances d’incident : ça pleut et pas qu’un peu. Flic floc terrible, à mouiller son froc : ça pleut et pas qu’un peu. Cordes à nœuds coulantes, piques, pénétrantes saillies, flèches druzes tombant drues sur nos cuirs : ça pleut et pas qu’un peu. »

Il n’y a pas de mot sans jeux chez Vipaldo ; pas de phrase sans rebonds ; pas de paragraphe sans floraison d’une surprenante poésie. Le poète est pitre mais il est incroyablement virtuose. Il palabre comme un dictionnaire saoul, parfois joyeux, parfois rageur. Il n’est pas juste – la justice n’a pas sa place dans un monde gouverné par la langue. Au contraire, la folie fouraille ses traits d’esprit ; la revanche darde ses fourches serpentines ; et le rire déploie ses largesses, gourmand et brigand. La jongle impressionne et surtout, amuse.

Bien sûr, il faut trouver le ton intérieur, le rythme pour faire défiler les syllabes souvent baladeuses… sauf pour celui, chanceux, qui a été puiser à la source, qui a entendu le poète mettre en chanson ses pitreries. Celui-là découvre que cette poésie est avant tout orale, qu’elle ne sera jamais aussi lumineuse que mitraillée par des lèvres généreuses. Et qu’il faudrait, pour bien faire, la lire, la marmonner, la crier, bref, lui donner du souffle, même seul dans son lit un soir de pluie ou entouré par une foule anonyme dans le métro. (Cette dernière image est d’ailleurs particulièrement savoureuse tant ce recueil foutraque se prêterait bien à une « performance » improvisée dans une rame de métro bruxelloise.)

« « Visitons ! Visitons ! » Le groupe écume les boutiques et les estaminets du cru – Si, Viton ! Si, Viton ! – se recadrent, en trois temps deux mouvements, sur ce qu’on peut bien y becketter (les succulentes truculinaires absolument recommandés). »

Portrait Charles Baudelaire

Baudelaire, on le sait ou pas, détestait Bruxelles et la Belgique. De passage dans notre plat pays, il y avait été largement ignoré, ses conférences et ses lectures n’ameutant ni les foules, ni les acclamations. Il s’était vengé comme tout écrivain véritable : en transformant sa colère et sa frustration en littérature. Pauvre Belgique : « Horrible monde ; peuple inepte et lourd, trop bête pour se battre pour des idées ; ici, plus une âme qui parle ; il faut être grossier pour être compris ; on ne pense qu’en commun, en bandes. ». De l’art d’être injuste mais avec une certaine superbe.

La Bruxelles de Vipaldo n’est pas non plus la véridique ; elle est née d’une expérience, d’un voyage fantastique. Prise sous une pluie éternelle, elle vit au travers de ses gouttières, de ses égouttoirs, de ses avaloirs, de ses égouts ; de ses pompes à bière aussi, qui s’écoulent d’un autre liquide, plus chaleureux et plus envoûtant. Quoique les plics et les plocs incessants, les placs-placs sur les pavés rebondis, aient quelque chose d’hypnotique. Pauvre Baudelaire remet l’église au milieu du village : maltraitée, la Belgique a d’abord été maltraitante ; et à rebours de l’histoire de la littérature. Et l’histoire de cette errance poétique en milieu pseudo-aquatique est aussi celle d’une bande de collègues littérateurs, pitres toujours, eux aussi éconduits par des post-magrittiens étonnamment sérieux.

« « J’ai la fourchette qui m’démange, alors je mâche un p’tit pneu », dit Caro à son cher et tendre. « Mieux vaut avoir une loutre dans son waterzooï qu’une nouille dans le potlatch », lui répond-il du tac au tac, montrant qu’il possède ses caciques. »

De l’heureuse expérience de ce belge errant, il faut tirer une leçon  : il n’y aura pas meilleures places, pas meilleures librairies et pas meilleurs cafés que ceux de Bruxelles, pour entendre raisonner les drôleries de l’ami Vipaldo. S’il ne manquera pas de se moquer de nos averses, de nos ciels bas d’humilité et de notre place de Brouckère sans omnibus, il ne manquera pas de rire du reste, c’est-à-dire de tout et bien sûr de lui-même. Jules Vipaldo est du genre à répondre à votre main tendue par une blague pétillante ; et à espérer une réplique tout aussi acidulée. Il paraît qu’il attend toujours une invitation pour venir présenter son livre chez nous… à bon entendeur.

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Pauvre Baudelaire

de Jules Vipaldo
Les Doigts dans la prise éditions, 2015,
144 pages


  1. D’aucuns relèveront la coïncidence avec La Borgne Agasse, la librairie de feu Jean-Pierre Canon qui, pendant une quarantaine d’années, aura été un lieu de rendez-vous incontournable à Bruxelles.