Portrait d'un Christ presque anarchiste, Corpus Christi ( La Communion ) réalisé par Jan Komasa, témoigne du renouveau d’un cinéma social et politique polonais.
Un centre de correction pour jeunes adultes, qu’on imagine dans la province polonaise. Daniel (Bartosz Bielenia) sera bientôt autorisé à en sortir pour travailler dans une scierie... Il préférerait suivre une formation spirituelle mais son casier lui interdit séminaire et prêtrise. Lorsqu’il arrive finalement devant l’usine, il hésite, erre et suit le son des cloches. Il entre dans une église, prie et par défi se présente à Marta (Eliza Rycembel), une fille de son âge, comme un prêtre vagabond. De ce mensonge naît Corpus Christi de Jan Komasa ; le jeune homme remplace le prêtre alcoolique de la paroisse et endosse le « froc », la soutane au col romain, sans avoir été reçu dans les ordres.
Distribué en France sous le titre La Communion , le long-métrage déploie son histoire adroitement, naviguant en permanence entre la description réaliste d’un quotidien brutal, difficile, souvent hypocrite et le surgissement idéaliste de la passion de Daniel pour sa fonction. Tout à coup, celui qui fut considéré comme irrécupérable devient un acteur important d’une localité aux apparences tranquilles. Il console, comprend, explique, découvre avec sa nouvelle position des responsabilités immenses – comme celle d’accompagner une vieille dame dans la mort ou au contraire de consacrer la naissance d’une nouvelle membre1 de la communauté.
Bien sûr, Jan Komasa joue de ce statut initiatique. La spectatrice entre en empathie avec Daniel quand il doit dire une messe pour la première fois, s’inspirant de celles qu’il a suivies au centre. Son mélange de maladresse et de ruse, qu’il met au service du village avec une énergie qui dépasse de loin le simple instinct de survie, ne peut qu’émouvoir. Mais il ne se contente pas de cela. En essayant de résoudre un trauma collectif – la mort dans un accident de voiture de plusieurs jeunes – il se confronte à un système hiérarchique arrogant. Il devient une contre-autorité, et qu’il est jouissif de le voir jouer de son pouvoir symbolique pour mettre à genoux les autorités de la commune (dont le maire est aussi le propriétaire de la scierie où il aurait dû travailler !).
Malgré son ton parfois cru, Corpus Christi s’éloigne de la froideur tranchante d’autres films sociaux est-européens, comme le Léviathan (2014) d’Andreï Zviaguintsev, pour proposer une approche plus charnelle et populaire. Il jongle aussi avec les références symboliques ; l’histoire s’inspire notamment, très librement, de la vie du prophète Daniel décrite dans l’Ancien Testament : il tente de sauver la réputation d’une veuve et finit (presque) jeté aux lions. Cette lecture biblique demeure subtile et échappera sans doute aux frileuses du catéchisme ; d’autant que Jan Komasa la mélange allégrement avec les codes plus classiques du récit d’apprentissage.
Au-delà de son scénario, le réalisateur signe aussi une œuvre profondément visuelle. Sa réalisation confronte en permanence le regard et la parole. Le regard ne ment pas, il est direct, parfois cruel, halluciné ou compassionnel, mais toujours franc. La parole, en revanche, dissimule, prétend et cherche systématiquement à correspondre à des normes jugées indépassables – comme quand l’assistante de l’ancien prêtre, qu’on découvre ivre mort, dit à Daniel qu’il ne boit pas… Tous les moments de sincérité sont des moments soit muets, soit chantés, soit rituels. Car le faux prêtre sait générer une vraie spiritualité, joyeuse, un peu folle et axée surtout autour du pardon et du respect de l’autre qui ne doivent pas connaître de limite.
Jan Komasa semble aussi dédier son long-métrage à une jeunesse polonaise perdue ou plutôt sacrifiée. Il y a bien sûr celle de Daniel et des autres garçons du centre. Mais aussi celle de ces jeunes du village qui se réunissent dans un vieux ferry échoué au bord d’une rivière ; comme si elles étaient condamnées à l’immobilité. Le personnage de Marta représente justement ce désir d’ailleurs, qu’elle concrétise à la fin. Le destin de Daniel est plus sombre et incertain ; sans entrer dans les détails pour ne pas gâcher à la spectatrice le plaisir de la découverte, disons seulement qu’elle devra en partie décider de « l’après film ».
La Belgique a pu voir en salle Corpus Christi en 20202 , alors que sortait déjà en France son film suivant, Le Goût de la haine . Là encore un récit-fable sociale sur le harcèlement et la désinformation sur les réseaux sociaux ; thème malheureusement trop actuel. On espère que ce long-métrage nous arrivera aussi, tant Jan Komasa semble s’imposer, dans le paysage cinématographique polonais, comme un nouveau espoir d’un cinéma social et politique qui a pu compter des piliers comme Andrzej Wajda et Krzysztof Kieślowski. Terminons en louant encore la capacité de Corpus Christi de résister à l’analyse unique. Chacun y verra un reflet différent. J’en retiendrai personnellement cette figure, certes christique, mais presque anarchiste, d’un jeune homme pour qui la rédemption est une lutte contre toutes les autorités qui figent le monde en une scène de souffrances.