Après avoir proposé un extrait d’ Enig Marcheur de Russell Hoban en octobre, Karoo plonge dans sa profonde étrangeté. Un livre écrit dans une langue autre et proche… perturbant et fascinant à la fois.
Russell Hoban (1925-2011) est trop peu connu dans le monde francophone. Cet écrivain de l’invention a pourtant abordé, avec ténacité, des dizaines de rivages irréels ; avant de les raconter à toutes les générations possibles. Il était aussi à l’aise avec les genres de l’imaginaire (fantasy, science-fiction, fantastique) qu’avec une littérature plus « classique » sans être dénuée de surnaturel ; il parlait tant aux enfant qu’aux adultes – catégories qu’on oppose trop souvent quand on sait que les meilleures1 adultes sont justement les grandes enfants. Hoban, donc, a érigé une œuvre considérable, protéiforme, qui est encore très mal connue et très peu traduite.
La sortie d’ Enig Marcheur , en 2012 chez Monsieur Toussaint Louverture, a ainsi été une excellente nouvelle. Son histoire n’est pas des plus originales. Un jeune homme, Enig Marcheur, une quête initiatique, la vérité sur la fin des temps, qui se découvre petit à petit, dans les mythes et les rêves prophétiques. La lectrice est invitée à plonger dans ce monde, à la fois tristement cru, fracturé, encore tout plein de débris et de cicatrices, mais en même temps saturé par une énergie magique, des visions, des esprits, des chansons, qui toutes dessinent une sur-réalité. Ou plutôt donne à la réalité un relief autre, presque plus réel que le réel, tant celui-ci est terne et fatal. Cependant, ce qui éloigne Enig Marcheur des classiques anglophones du genre, de la Peste écarlate de Jack London2 au moins convaincant mais plus récent Station Eleven d’Emily St. John Mandel3 , c’est son travail sur la langue, l’altérité radicale et la transmission.
Le livre constitue en effet une sorte d’expérience d’écriture ; il est le résultat d’une série de questions : comment parlerait une individue, après l’apocalypse, une enfant de surcroît ? Que resterait-il de la langue (anglaise) après la débâcle de la civilisation précédente ? Surtout : comment se prononcerait cette nouvelle langue, donc cette nouvelle civilisation, comment imaginer ses subtilités sans artifice, en respectant son caractère vivant et libre ? Vaste projet, presque impossible… et donc palpitant ! Là où la plupart des romans apocalyptiques laissent à la lectrice l’effort d’imaginer l’extrême altérité – une langue ou un mode de pensée tout à fait différent – Enig Marcheur tente de la lui présenter directement.
Le résultat, bien sûr, nous arrive en français, enfin, en parlénigm, dialecte traduit-inventé par Nicolas Richard dans sa traduction à partir du riddleyspeak de Hoban. Une sacrée expérience, presque rocambolesque, qu’il raconte d’ailleurs dans ses carnets4 . Il faut bien admettre que quand on lit Enig Marcheur , on lit autant du Hoban que du Richard, même si celui-ci objecterait sans doute ! Son travail acharné et vertigineux nous offre en tout cas une porte d’entrée presque inespérée vers un objet-monde étrange, jusqu’au-boutiste dans sa démarche littéraire… et qui emmène la lectrice sur une piste rare, bien plus unique même que la plupart des fictions.
« Elle a rygol en suite elle a dit : "Enig y a rien pour toi qui est pas les gendes. Le vent dans la nuyt la poussyèr sur la route meum la moindr pyèr que tu frappes du pied devant toi. Même les zombres de la moindr de ces pyèr qui roule ou pas tout est les gendes." »
Est-il lisible cet Enig Marcheur ? La question a bien quelque chose de rhétorique – après tout il a été édité et traduit, et donc au moins un peu acheté – mais disons alors : est-il si difficilement lisible ? Le livre a une dimension conceptuelle, c’est indéniable. Ses contemptrices ne manqueront pas d’y voir le délire d’un styliste enfermé dans sa tour d’ivoire. Ou le rejetteront dans les bibliothèques universitaires, en feront un écrit pour exégètes et savantes. Ce serait bien sûr réducteur et malhonnête…
Il est certain que toutes les lectrices ne seront pas à égalité face à l’œuvre de Hoban-Richard. Beaucoup abandonneront après quelques lignes ou quelques pages. Sa lecture demande, au moins au début, une concentration importante, une capacité à lâcher les amarres et à se jeter dans un inconnu bouleversant puisqu’il se tient sur le fil du commun : à la fois proche de notre langue et absolument différent. Le parlénigm est un dialecte sonore. Celles dont l’esprit fonctionne d’abord « à la voix », intérieure ou récitante, auront un immense avantage sur les esprits plus froids et analytiques qui chercheront à comprendre ses règles avant ses sons.
J’ai le plaisir de me sentir appartenir à cette catégorie « sonore », qui lit les syllabes comme on écouterait une banderole de grelots. Mon expérience a été celle-ci : quelques dizaines de pages ardues, presque repoussantes, tant il y avait de nouvelles tournures, d’élisions à surprendre et surtout de répétitions à apprendre… et puis je lisais/entendais le parlénigm. J’ai envie de croire que j’aurais pu, ensuite, enchaîner sur une autre œuvre pareillement écrite. Par défi, ou simple curiosité, j’ai replongé mon nez dans Enig Marcheur quelques semaines après l’avoir terminé et j’ai découvert, avec un certain soulagement et une pointe d’excitation, que je me sentais encore bienvenu dans ses méandres sonores.
Il n’empêche… accessible, à certaines en tout cas… mais sensée cette expérience ? Là encore, il est facile de dire : « Si le roman avait été rédigé en anglais-français standard, il aurait été juste passable, en tout cas pas remarquable. » Rien ne détonne un plus grand mépris du rôle de la forme – et non de la forme élevée mais de la forme tout court. La beauté d’un livre de Neel Doff vient de sa franchise prolétarienne, donc d’un style simple, accessible, populaire ; le superbe d’un ouvrage de Pierre Michon, d’une recherche stylistique très poussée et ciselée. Une ambition littéraire, si elle ne doit pas être laissée aux nobles sommets des capitaux (économiques, sociaux et culturels), se mesure à l’adéquation entre ce qu’on veut raconter et la manière dont on le raconte.
Et Hoban réussit, avec Enig Marcheur , parfaitement ce mariage. Car le parlénigm est signifiant. Il n’est pas seulement étrange à nos yeux mais aux yeux de ses locutrices également ! Il contient, dans ses bases, à travers ses quelques histoires fondatrices qui lui servent de genèse, une interrogation permanente du monde, du soi, de la place de l’un dans l’autre et vice-versa. Enig Marcheur, celui qui doit marcher dans les énigmes (ou les faire marcher, cela tombe bien aussi !) est lui-même traducteur, il doit décrypter et comprendre, parfois, même, à un niveau presque spirituel, pourquoi son monde est si inamical, pourquoi il fonctionne comme il fonctionne… Il devra se poser la question : ma révolte est-elle le début d’un cycle nouveau ou simplement la perpétuation d’un grand cycle déjà en cours ? Y a-t-il une question philosophique plus passionnante ou même plus actuelle ?
Enig Marcheur , ce n’est évidemment pas que cela ; ce sont les dizaines de lecture qu’on peut en faire, du rapport de l’humain au non-humain, du danger de l’annihilation nucléaire, des mystères de l’apprentissage et du « passage à l’âge adulte », des enjeux écologiques terrifiants et nécessaires… Plus encore que n’importe quelle fiction « ordinaire », c’est un bouillon de briques imaginaires que chaque lectrice s’appropriera d’autant plus (ou moins) qu’elle plongera dans l’altérité du parlénigm. La différence radicale du langage servant, ici, à dérouter la raison et à lui faire prendre des chemins en friches.