Exposition immersive SARA
Karoo vous embarque pour un voyage pas comme les autres, l’exposition SARA visible au Botanique jusqu’au 17 avril. Une installation totale mais chaleureuse, peut-être contre elle-même.
Il y a dans l’air comme un sentiment de ruines. De la façade du Botanique, couverte par les échafaudages, de la pâleur de ses toits verdis, des fontaines à sec de son parc, aux bâtiments d’en face, rue Royale, qui semblent sur le point de s’écrouler, avec leurs fenêtres cassées, leurs portes branlantes, le filet de sûreté qui couvre leurs murs lépreux… tout concourt, avec le bruit incessant de la circulation, à l’intranquillité. Pourtant quelques courageuses1 lézardent sur les bancs, au pied des marches, profitant du soleil vigoureux et du redoux presque printanier qui enveloppe Bruxelles. Le ciel, d’un bleu uniforme, seul rassure.
À l’intérieur du Muséum du Botanique , on pénètre dans un autre monde. Et c’est l’effet voulu. Entrée en forme de vaisseau spatial – type, futur usé –, un peu kubrickien et tout de suite l’ambiance qui s’installe : la télévision et les hauts parleurs qui vous parlent, d’une voix un peu mécanique, d’une fausse froideur. Vous entrez dans le projet SARA , pour Souvenir Archival Recording Apparatus . Ceci est une expérience totale : vous allez être partie prenante, je devrais dire partie créatrice, de cette installation hors-norme. Une fois le seuil passé, toute la chaîne s’expose.
D’abord, tout au fond, les cabines d’enregistrement ; à l’intérieur, un micro, quelques boutons à actionner pour lancer le processus. Une voix vous invite à parler et à décrire un souvenir d’enfance marquant. Votre témoignage sera envoyé le lendemain sur les machines qui s’activent au milieu du Muséum ; SARA 1, 2 et 3, des bobines de papier tournantes, couverte d’une brume d’encre noire et grise, sur lesquelles va s’imprimer le sillon de votre voix. Une fois la bobine complétée (avec tout de même 40h de révolution, sans doute moins d’enregistrement réel), elle est traitée, tendue et finalement installée par des employées (on imagine, les vrais employées du Botanique) déguisées avec des combinaisons blanches siglées « SARA » . La visite, quelque soit l’heure à laquelle vous passez, vous donne donc un aperçu des différentes étapes de la production/conservation des voix et l’exposition évoluera avec le temps. Quand je m’y suis rendu, sept toiles d’archives étaient exposées ou en voie de l’être et les trois en production étaient remplies à moitié.
Décrite ainsi, SARA , réalisée par le collectif VOID collection (Arnaud Eeckhout et Mauro Vitturini), coche tous les critères de l’installation totale contemporaine, en particulier la participation du public à une œuvre en évolution constante. Elle réussit pourtant parfaitement son pari et notamment grâce à la scénographie immersive assez magistralement composée dans le Muséum. Elle se révèle, parfois, dans les détails : l’entrée littéralement construite en décor (dont on peut d’ailleurs voir l’envers) ou une parabole, au-dessus des cabines, derrière laquelle une lumière crue projetée génère une ombre d’éclipse. En plus d’une musique d’ambiance, répétitive et entêtante et des différents messages vidéos et sonores, la visiteuse est invitée à se rapprocher des bobines en cours de fabrication. Elle entend alors la voix des personnes passées avant elle, des voix un peu déformées et grésillantes, parlant pour la plupart français, néerlandais ou anglais. Il y a quelque chose de surprenant dans cette écoute, peut-être indiscrète mais en même temps tout à fait anonymisée. Certaines parlent de souvenirs effrayants, d’autres au contraire d’une grande aventure de leur enfance. Les vies se croisent et ne se ressemblent pas.
Toute l’exposition repose d’ailleurs sur une hypothèse : les visiteuses vont en effet s’enfermer dans les cabines pendant quelques minutes et parler. Rien ne les oblige à dire la vérité ou à parler d’elles-mêmes ; cependant, une fois cloîtrée dans cette boîte noire, isolée du bruit extérieur, sinon permanent, on se sent tout à coup bien avec soi-même. Un effet confessionnal, en quelque sorte. À chacune de décider quel degré d’intimité peut se déployer et s’inscrire sur ces toiles qui deviendront, ensuite, des œuvres et vaudront, sans doute, quelque chose… Néanmoins, si le résultat du processus possède en effet une esthétique assez intrigante – faite de vagues sonores, sismographiques, déposées en multiples couches sur un fond de brume grise – leur vraie valeur est dans le temps de leur création présenté par l’exposition.
Notons tout de même que de part sa nature, basée sur une ambiance enivrante et complexe, il faut visiter SARA seule ou presque. On peut bien sûr le dire pour toutes les expositions : la foule est l’ennemie de la contemplation. Mais dans le cas de celle-ci, on se trouve face à un impératif. Je ne peux croire que plus de quatre ou cinq personnes puissent flâner dans le Muséum sans gâcher toute l’immersion sonore et l’unité de l’installation. L’exercice de l’enregistrement ne prend toute sa mesure qu’en solitaire, sans l’auto-censure et les tabous qu’une présence, même amicale, même amoureuse, peuvent faire peser sur le témoignage.
L’autre limite de l’exposition ne vient pas de l’œuvre elle-même, mais des attendus des artistes à sa source et/ou du Botanique. Ainsi on apprend du prospectus que SARA « poursuit [la] recherche de mise en forme du vide » de VOID et que cette « opération de transcodage et d’archivages » est « aussi vaine qu’absurde ». Pire, que l’entité « SARA » n’est rien d’autre qu’un « archétype d’entreprise décorporalisée », une « véritable coquille vide dont les outrances laissent affleurer des finalités industrielles, scientifiques, économiques, philanthropiques qui échappent à la rationalité. » Certes, le décorum de la marque « SARA » renvoie bien à cet imaginaire de science-fiction un peu dystopique, mais sa dimension usée, presque fragile, la rend bien plus sympathique que les artistes ne le désiraient sans doute. Le fait de voir des humains, bien réels, porter l’uniforme ne manque pas d’un certain ridicule… tout en donnant chair et vie à la structure pastichée.
Au fond, SARA ressemble plus à une réflexion, subtile et presque tendre, sur l’archivage sonore, une activité non moins noble que son pendant de papier, qu’à une critique cérébrale des industries de la tech’ ! L’ironie de l’installation tombe un peu à plat ; pour une bonne raison : sa poétique des voix, des souvenirs précieux partagés, se mise en valeur de nos jardins mémoriels. La visiteuse ne sort pas de la cabine ricanante mais heureuse ou triste… habitée par son souvenir remémoré. Et l’absurdité de l’enregistrement, effectivement intégré dans la chaîne – la toile ne couvre pas entièrement les bobines, perdant à chaque tour des informations, les sillages se chevauchent, etc. – ne dénature par l’archivage dans son principe. Qu’il est curieux de croire que l’éphémère est toujours une aliénation !
Au contraire, l’exposition, si elle parvient à toucher la visiteuse par sa participation, par son don sonore, le fera avec douceur. Même si le souvenir se perd, même s’il n’aura été qu’une vibration dessinant arbitrairement une toile revendue ensuite à une particulière ou à un musée, cela n’aura pas abaissé la valeur de l’instant de témoignage, du revécu qu’on choisit de transmettre et que quelqu’une entendra peut-être, le lendemain, par hasard en passant près de la bobine. Le vide n’existe pas s’il n’est pas construit activement et intellectuellement ; et les paroles perdues ne tombent pas dans le vide. Car au final, reparler d’un vieux souvenir, c’est repasser, recreuser un peu plus son sillon dans notre esprit et donc, le faire survivre, avec nous, un peu plus longtemps.