Présenté au festival Millénium , le long métrage d’Andres Lübbert mélange l’intime et l’Histoire, la recherche de la vérité et la défense d’une certaine ambiguïté.
L’histoire d’un père et l’histoire du Chili. L’histoire d’un exilé mystérieux et l’histoire d’une dictature meurtrière. Andres Lübbert n’a pas réalisé un documentaire historique, mais une œuvre personnelle. Au départ, il y a son envie adolescente de comprendre qui était son père, Jorge Lübbert – pourquoi ne ressemble-t-il pas aux autres militants gauchistes chassés par Pinochet ? Pourquoi est-il toujours si prudent, pourquoi garde-t-il toujours une valise prête pour un départ ?
Tourné sur une très longue période, plus de dix ans, le documentaire alterne entre les scènes d’enquête et les interviews de Jorge. Enfin, interview n’est peut-être pas le bon mot. Cela ressemble le plus souvent à des interrogatoires. La voix off du réalisateur précise, je paraphrase : « Si je ne lui soutirais pas de réponses, nos entretiens seraient silencieux. » Petit à petit, le spectateur comprend qu’effectivement, Jorge Lübbert n’est pas un exilé comme les autres.
L’homme, qui travaillait pour la compagnie nationale du téléphone et connaissait plusieurs militaires nationalistes, a été enrôlé par les services secrets de Pinochet pour devenir un agent. Avec quelques autres, ils a été soumis à un chantage : collaborer ou laisser retomber les conséquences de son refus sur sa famille. La DINA ( Direction nationale du renseignement ) voulait créer une nouvelle génération d’espions, endoctrinés pour être de parfaites machines à surveiller, dénoncer, pister et tuer.
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Jorge est soumis à des méthodes de torture psychologique et physique sophistiquées, directement inspirées par les services secrets américains qui souhaitaient mettre en pratique certaines de leurs théories – comme ces parodies d’ Orange mécanique avec drogue, musique classique et projection d’images ultra-violentes. On lui apprend à tirer, on lui montre des cadavres, on le fait participer à des « interrogatoires » tous plus affreux les uns que les autres. À la différence de beaucoup de ses condisciples, Jorge résiste à la pression et arrive presque au bout du processus – avant de pouvoir mettre en pratique ses nouveaux « talents », il parvient à faire fuir une partie de sa famille à l’étranger et s’échappe. Commence alors sa longue fuite.
The Color of Chamaleon porte bien son titre : Jorge a une capacité impressionnante à se fondre dans le décor, à éviter les questions (ou alors les souvenirs ?). Systématiquement, quand son fils l’interroge, il lâche : « Assez pour aujourd’hui », alors qu’il n’a pas dit grand-chose. À la fin, ses tactiques d’évitement deviennent presque comiques – quand il veut arrêter une interview par ce qu’il a « mal au dos », le public rit. Pourtant, c’est surtout l’ambiguïté de sa personnalité qui restera coincée au fond des têtes.
Jorge cache-t-il volontairement les détails de son histoire ? A-t-il peur de décevoir son fils ? Et ses proches ? Ou alors, option privilégiée par le film, n’est-ce pas sa mémoire elle-même qui rue et refuse de se laisser maîtriser ? Même s’il était, contre son gré, du mauvais côté du fusil, il a vécu plus d’expériences traumatiques que la plupart des êtres humains. N’est-il pas normal, alors, que son identité soit trouble, peu claire déjà avec elle-même et pour lui-même ?
La force et la faiblesse du documentaire sont résumées par les variantes de gris de la personnalité de Jorge. Comme il est né d’une question intime, il ne cherche pas la vérité, sans doute inatteignable, mais des vérités, celles des vécus, forcément multiples. Même les recherches documentaires et le croisement des informations n’ont pas permis au réalisateur de lever toutes les zones d’ombre – et c’est ici que la quête familiale rejoint le conflit des mémoires politiques du Chili.
Plusieurs protagonistes de l’histoire de Jorge, comme des hauts gradés de la DINA, vivent toujours librement au Chili, au nom de la réconciliation nationale. Car le pays n’a pas tourné la page de la dictature, on a juste déposé un voile pudique sur ses méfaits. La séquence où Andres et son père se retrouvent, par hasard, au milieu d’une marche en souvenir des disparus sous Pinochet, est poignante. Toute la douleur et le tiraillement des Chiliens se trouvent concentrés en Jorge, victime qui a failli servir les bourreaux.
Il ne faut pas s’attendre, en allant voir The Color of Chamaleon , à retrouver la charge politique et acide des documentaires d’un Patricio Guzmán. Andres Lübbert esquisse plutôt le portrait, tout en nuance, d’un jeune homme pris dans les feux de la dictature. J’en suis sorti touché mais insatisfait. Il est sans doute inévitable, dans un cas comme celui-ci, d’être frustré par une conclusion qui ne propose pas de point final. L’intégration du réalisateur dans l’histoire nous fait penser qu’une autre personne aurait peut-être traité le même sujet avec une distance salvatrice. Peut-être.