Neuvième lauréat de l’Objectif d’Or du festival Millenium, The Good Postman de Tonislav Hristov évoque non seulement le parcours terrible des réfugiés syriens, mais aussi le devenir d’un petit îlot d’humanité perdu au fond de la campagne bulgare.
Golyam Dervent, une bourgade de quelques dizaines d’âmes à la frontière turque. Un peu partout des maisons en ruines, dévorées de l’intérieur par la verdure, territoires reconquis par la nature qui a survécu aux êtres humains. Dans les rues, le bruit des cannes a remplacé celui des jeux d’enfants ; le village se meurt, doucement, il s’enfonce, il dépérit. Un jour, il sera vraiment vide.
Les seuls visiteurs sont des réfugiés et dire qu’ils visitent serait déjà un abus de langage. Ils circulent. Le plus discrètement possible, s’infiltrent presque, cherchant parfois quelqu’un pour les conduire jusqu’à Sofia. La nuit est pleine de leurs ombres. Il faut dire que la frontière est poreuse : une grille rouillée et percée signale son emplacement. Les patrouilles de surveillance sont rares, les gardes-frontières et les agents de Frontex dépendent des informations fournies par la population.
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La caméra de Tonislav Hristov surprend la bourgade juste avant les élections nationales et municipales. Trois candidats se présentent : la maire actuelle, qui semble tout au long du documentaire comme indifférente au sort du village ; un chômeur nostalgique du communisme et hostile aux migrants ; et Ivan, le facteur, qui veut repeupler Golyam Dervent avec des familles de réfugiés. Ils ont besoin d’un toit pour vivre et nous, nous laissons nos maisons s’effondrer ; pourquoi ne pas les accueillir ? Voilà son idée, qu’il va présenter à ses vieux voisins.
La force du documentaire vient en grande partie de ses figures humaines et particulièrement celle d’Ivan. Le postier n’est pas un grand parleur. Quand il se trouve face à ses potentiels électeurs, il est un peu raide, mal à l’aise d’avoir à leur tenir un discours, lui qui d’habitude est plutôt là pour écouter. On ne peut s’empêcher de sympathiser avec lui, avec son rêve d’un futur paisible. Il ne gagnera pas, l’ancienne maire sera réélue – le documentaire n’essaie pas de l’expliquer, un défaut diront certains, un détail, diront d’autres –, après tout, son sujet n’est pas la victoire ou la défaite d’une idée, mais la fatalité d’un monde et le courage de ceux qui y résistent.
Pour faire plonger le spectateur, le réalisateur privilégie l’ambiance à l’information. Le contexte est fourni par les protagonistes de manière assez naturelle, au fil des discussions, et par des séquences télévisées qui viennent de temps à autre rappeler l’ancrage du village dans le reste du pays et de l’Europe. L’image sert donc à transmettre une atmosphère et la gravité de ces vies frugales et parfois miséreuses, sans pour autant tomber dans la lourdeur.
La contemplation et le silence, s’ils sont bien présents, ne prennent jamais le pas sur la parole. La parole est tout dans The Good Postman . Elle sert à se plaindre, à réconforter, à convaincre et à damner. Le film rappelle qu’elle est l’essence du politique, la base de la conviction. Il rappelle aussi qu’elle est la source de la propagande, qu’elle n’est jamais à l’abri de l’effet perroquet, que la vérité n’est pas simple, surtout dans cet état de marginalité où se trouve la communauté de Golyam Dervent – c’est d’ailleurs la métaphore générale de l’œuvre : les habitants et les réfugiés se ressemblent plus qu’ils ne pensent, leur marginalité partagée dans la société et à l’extérieur de celle-ci est la preuve de leur humanité commune.
Tonislav Hristov dresse le portrait des confins occultés de l’Europe ; des campagnes bulgares qui se dépeuplent dans l’indifférence ; du voyage précaire des réfugiés, parfois haïs de simplement chercher la paix ; et, surtout, d’un choix que chaque habitant doit faire en son âme et conscience : doit-on rejeter à la mer et à la guerre ces gens, qui sont comme nous, qui aspirent au bonheur, ou doit-on les accueillir ou au moins les aider, partager avec eux le fardeau de l’exil ?
Ce choix moral, c’est la grande question posée dans The Good Postman : si Ivan n’a pu convaincre ses voisins d’ouvrir leurs portes aux réfugiés, il peut toujours choisir son camp : celui des délateurs, traqueurs ou exploiteurs de migrants, ou celui de la solidarité et des mains tendues. Entre les deux, il n’y a pas de neutralité. L’historien américain Howard Zinn disait que dans le monde, « il y a des victimes, il y a des bourreaux et il y a des passants ». Sans tomber dans le manichéisme, sans abdiquer la part grise de l’humain, c’est aussi le message qu’on retiendra de ce magnifique documentaire.