Triste transparence
Qu’est-ce que c’est, une dystopie ? Pour répondre à cette question, une bande de rédacteurs Karoo ont choisi quelques œuvres représentatives, toutes disciplines confondues, qui vous sont peut-être inconnues mais qui ont particulièrement retenu leur attention. Au menu aujourd’hui, une dystopie islandaise d’Eiríkur Örn Norđdahl sur le voyeurisme et la surveillance généralisée.
Quelque part dans le futur. Pas très loin, mais pas très près non plus. Première ambiguïté : le temps. Distordu, quoique l’histoire soit linéaire. Dans cet avenir, c’est le règne de l’ultra-connexion : tout est connecté, tout le monde est connecté et, surtout, tout le monde voit tout le monde. À côté de Facebook et autres Instagram, il y a surVeillance, une application qui permet d’accéder librement à toutes les caméras et webcams d’Islande ; couplée à un logiciel de reconnaissance faciale, elle a anéanti l’intimité. Pour le plus grand plaisir des Islandais qui peuvent s’offrir en spectacle ou admirer le spectacle de la vie des autres.
Parmi eux, il y a Áki et Lenita, séparés de corps et biens mais toujours mariés. Ils sont tous les deux écrivains, tous les deux des étoiles montantes de la scène littéraire islandaise – ils sont tombés amoureux, ont même essayé de se déconnecter un peu, comme ça, pour vivre à un autre rythme… mais ils sont vite rentrés dans le rang. Et puis, ils ont écrit Ahmed , enfin, ils ont chacun écrit un Ahmed , un roman sur l’identité et l’État islamique. Aucun des deux n’a plagié l’autre, ils partageaient simplement la même inspiration… mais voilà, comment accepter ça ? Comment accepter que, en tant qu’écrivain, qu’individualité artistique, on ait produit exactement la même chose qu’un.e autre ? Voilà pourquoi ils se sont séparés et s’envoient régulièrement des pokes vengeurs, pour se dire « tiens, je suis en train de baiser un inconnu, tu veux regarder ? »
Heimska c’est la troisième vague de la dystopie. Celle qui vient après le roman politique-manifeste et le roman de science-fiction-explorateur. La troisième vague, le retour à l’acte d’écriture politique, mais mâtiné par le cynisme du XXI e siècle ; où l’on décrit un futur tellement semblable au présent qu’on peut à peine parler d’anticipation ; où la critique sociale ou politique ne se convainc pas elle-même, tellement elle est froide, voire désespérée. Heimska ressemble à Super triste histoire d’amour de Gary Shteyngart : même connectivité, même anormalité de l’intimisme, mais moins de fascisme et de crise politique dans le premier que dans le second.
Heimska , donc, n’est pas original. Zamiatine, en 1920 déjà, décrivait une société aux murs de verre, où tout le monde observait tout le monde. Mais au moins, chez Zamiatine, on tirait les rideaux pendant une heure, le temps de faire l’amour. Le sexe était encore cet ultime bastion de la vie privée, cet échange auquel même une dictature totalitaire devait fournir un peu d’intimité. Chez Norđdahl, au contraire, le sexe est froidement dénudé – le livre commence avec une « baise » et l’un de ressorts de l’intrigue repose sur la mise en ligne des ébats d’Áki et Lenita avec de parfaits inconnus, qu’ils postent chacun pour faire du mal à l’autre.
Le style est calqué sur l’histoire : il est froid, cru, parfois tranchant, parfois vulgaire. Il jette une lumière terne et cassée sur tout le livre : on s’efforce en vain de trouver une étincelle d’humanité chez les personnages, quelque chose qui, au-delà des intentions ou des remords, leur donne un peu de couleur, un peu de chaleur. Mais non, ils sont condamnés à être, pour la plupart, des salauds égocentriques et des voyeurs.
Heimska fait aussi partie de ces dystopies qui, au lieu de montrer une société totalitaire dirigée par un appareil vertical, sont en fait des sociétés de contrôle des individus par les individus. C’est la pression sociale qui est la vraie puissance de cette Islande du futur – tout un chacun est son propre bourreau. Et même la violence de la police, qui finit par tuer Áki à la fin, n’est pas une des causes de l’aliénation mais une des conséquences du désengagement total des citoyens. Cette société partage aussi les attributs classiques de ce type de dystopie « horizontale » : la distraction qui devient la surveillance, la surveillance qui devient le divertissement.
On y trouve également l’impossibilité de parler correctement de sa propre société. Les deux personnages principaux sont des écrivains, et beaucoup d’autres silhouettes sont des artistes, pourtant ils semblent tous participer à cette inintelligibilité du réel. Le fait que l’objet du litige, entre Áki et Lenita, soit un livre sur un jeune Islandais parti se battre en Syrie pour l’État islamique n’est pas anodin. Les romans dans le roman posent la question de l’identité, mais elle est traitée comme une chose dérisoire, en fait, avec beaucoup moins de densité et de fascination que les coucheries interposées de l’ex-couple.
Et pourtant, c’est bien le sujet que traite Norđdahl : l’identité de la transparence, le besoin permanent d’omniscience visuelle. Est-ce qu’on peut être purement défini par le regard ? Par l’œil de plastique d’une webcam ? Je mate donc je suis ? Bien sûr, le livre est une dystopie, la réponse est forcément non… Mais quid alors de nous, dans notre présent ? N’est-ce pas déjà ce à quoi nous sommes confrontés ? L’hyper-connectivité, l’incapacité à sortir pendant une plus ou moins longue période du réseau…
J’ai l’impression qu’ Heimska a été écrit comme une expérience : le point de vue invitant le lecteur à devenir voyeur, à regarder sa page comme on regarde un écran. Tout dépend alors si on se prend au jeu ou non, si on se découvre la même curiosité glaçante que les personnages pour le quotidien de leurs semblables ou si on est frappé par la lassitude du vide. J’ai personnellement eu du mal avec cette approche, même si je comprends sa pertinence.
C’est l’éternel paradoxe : faut-il faire ressentir l’ennui pour parler de l’ennui ? La froideur pour parler de la froideur ? Et la curiosité malsaine pour parler de la curiosité malsaine ? Sans doute l’expérience donnera-t-elle une sorte de vertige aux lecteurs piégés dans les rets du voyeurisme – le roman, en tout cas, mérite la lecture si on s’intéresse aux défauts de nos sociétés de l’information filante. Mais il faut être capable de résister à l’abîme de son cynisme… si on n’y est pas déjà tombé.