Pour certains, Une vie cachée annonce le retour en force d’un grand styliste de la réalisation, j’ai nommé Terrence Malick . À mes yeux, c’est au contraire un échec et même, parfois, un film à la morale très discutable.
Franz Jägerstätter est un paysan autrichien qui refusa de prêter allégeance à Hitler et qui le paya de sa vie. Voilà pour le synopsis d’ Une vie cachée . Je ne suis pas un fan de Terrence Malick. J’ai vu La Balade sauvage, il y a si longtemps que je ne saurais plus juger aujourd’hui de ses qualités, et La Ligne rouge qui m’a fait très forte impression. J’allais donc voir Une vie cachée sans a priori et sans avoir d’avis sur les évolutions de carrière du réalisateur . Le moins qu’on puisse dire, c’est que le mot déception n’est pas assez fort pour décrire mon expérience. Exaspération, énervement et même colère y colleraient mieux. Une vie cachée fait partie des rares films, que je peux compter sur les doigts d’une main, m’ayant donné envie de quitter la salle de cinéma.
Je voulais écarter cette dimension subjective immédiatement pour pouvoir me concentrer sur des points esthétiques et scénaristiques à la source de ma passion négative pour le dernier long-métrage de Terrence Malick. On ne peut pas lui dénier de grandes qualités techniques et une maîtrise conséquente de l’art cinématographique… mais c’est justement cette maîtrise, mise au service d’un projet bien précis – faire du personnage central un modèle – qui engendre une œuvre moralement contestable et franchement problématique. La plus grande réussite de Terrence Malick est de faire entrer en résonance la forme et le fond ; c’est aussi sa plus grande faiblesse, parce que ce mariage emporte tout, détruit toute les voies qui sauveraient son histoire de l’auto-aveuglement.
La forme : perfection esthétique et violence de la langue
Une vie cachée est beau. C’est ce que beaucoup de spectatrices1 et de critiques ont pointé : la caméra du réalisateur donne une vision idyllique des Alpes et de la vie des paysans autrichiens. Il s’agit là d’un premier problème : la vie de Franz, avant la guerre, est présentée de manière outrageusement positive. Sa vie de famille se passe à merveille, personne ne semble manquer de quoi que soit… couper le blé à la faux paraît même un exercice amusant ! Personne n’est sale, personne ne sue. On se croirait déjà au paradis. La caméra numérique si précise accentue ce choix de filmer de manière idéale le village de Franz au point de le rendre irréel. Le social n’existe plus ; la condition des paysans ? Parfaite ! Des pauvres ? Où ça ?
Cela se ressent encore plus avec le traitement des corps. Dans Une vie cachée , les corps sont au service de l’esprit, ils ne sont jamais mortels, c’est-à-dire qu’ils ne se blessent pas, ne désirent pas, ne saignent pas. Cela vaut pour la vie paysanne, où il faut attendre que la situation de Franz s'aggrave pour que les corps se salissent et pour les scènes de prison où ils souffrent, un peu. La torture des matons nazis ? Quelques baffes, des coups de matraques qui ne laissent pas d’hématomes. La guillotine ? Une exécution propre, sans tache, où l’absence de carmin est criante. Tout cela est cohérent : Terrence Malick nous raconte une vie de saint, d’un être exceptionnel et nous la raconte du point de vue de son personnage.
Mais cette esthétique, loin de la figure souffrante du Christ portant la croix, loin du corps déchiré rachetant les péchés de l’humanité, donne à voir un monde faux, un nazisme de pacotille dont la violence est infime et relativisée. Peut-être cette absence de corporalité doit - elle être mise sur le dos de la production et des impératifs commerciaux (puisque le film devient plus facile à montrer) mais puisqu’il dure trois heures, cet argument sonne creux. De la même manière, le choix de la langue est au mieux maladroit, au pire franchement insultant pour les spectatrices allemandes. En effet, le film est tourné en Autriche, avec une majorité d’actrices allemandes et autrichiennes, mais sa langue principale est l’anglais !
Je dis principale parce que le réalisateur a pris la décision, désastreuse, de conserver l’allemand comme un décor, c’est-à-dire que tous les acteurs secondaires ou tertiaires censés donner une substance aux décors et au cadre du film parlent la langue historique, alors que les propos principaux s’échangent à travers l’anglais. Ainsi, la spectatrice entend régulièrement parler allemand, insulter en allemand, juger en allemand… sans que toutes ces paroles soient sous-titrées. Cela a pour effet de faire de l’allemand, en très grande majorité, une langue hitlérienne, la langue de l’ostracisation de la famille de Franz dans son village, celle du procureur nazi de son procès. C’est d’autant plus absurde que Franz rédige des lettres d’amour à sa femme en allemand mais qu’elles sont lues par sa voix, en anglais. Pourquoi ne pas avoir tout tourné en anglais ? Pourquoi, surtout, ne pas avoir tout tourné en allemand puisque les actrices parlaient presque toutes cette langue ? Là encore, on peut deviner un impératif pécuniaire qui n’excuse pas les défauts de la méthode de Terrence Malick. Je pourrais encore évoquer l’utilisation des contre-plongées et des courtes focales, aussi subtiles qu’un troupeau d’éléphant qui s’ébroue, mais cela allongerait par trop cet article.
Le fond : le sacrifice passif et la fausse résistance
Toute cette construction esthétique est mise au service d’un propos : Franz est un saint, un objecteur de conscience qui refuse d’agir pour un régime tyrannique. Une vie cachée est un film sur la foi, sur ce qu’elle peut avoir de beau, sur une question primordiale : « Jusqu’où peut-on aller pour respecter sa conscience ? » Le sujet est passionnant, même pour un athée, même pour quelqu’un qui n’a pas l’expérience de la foi… Mais Terrence Malick va s’ingénier à présenter les choix (ou plutôt les absences de choix) de Franz comme le fait d’un destin linéaire. Franz ne doute pas, il ne plie pas, ne débat pas, n’essaye même pas vraiment de convaincre. Plusieurs de ses décisions resteront mystérieuses à la spectatrice : pourquoi ne pas se cacher dans la montagne ? Pourquoi refuser l’option du service médical, qui le sauverait sans qu’il ait à tuer son prochain ?
Puisque seule une lumière invisible semble guider le personnage, on est forcé d’admettre que son sacrifice se fait au nom de la pureté de sa foi et de son rapport individuel à Dieu. Ces choix sont profondément égoïstes – il engage sa famille, sa femme et ses filles mais ne semble jamais prendre en compte cette responsabilité. À aucun moment l’attitude de Franz ne parait motivée par autre chose que son aversion personnelle pour le régime allemand. Terrence Malick offre ainsi l’image d’une foi absolue, centrée sur la quête d’un seul ; pas un sacrifice pour autrui, pour la justice ou la liberté, ou pour l’histoire – malgré la citation concluant l’œuvre et qui place Franz dans le rang des anonymes ayant fait l’Histoire sans être connues d’elle, ce qui est en partie erroné puisqu’il a été béatifié par l’Église.
Le message moral d’ Une vie cachée est pour le moins problématique : la vraie résistance est celle de l’esprit, elle est pacifique et désarmée, elle n’engage personne d’autre que soi. C’est une ode au sacrifice de soi qui ne paraît jamais humain, mais déjà biblique, déjà béat. L’absence du doute, pourtant au cœur de tout rapport à la foi et à la croyance, ampute le long-métrage de la subtilité nécessaire pour traiter d’un sujet aussi lourd. L’esthétique idyllique renforce encore le sentiment de fresque sacrée et les dialogues n’aident pas. Au contraire, ils sont d’une platitude et d’un moralisme sans borne. C’est à peine si Franz ne dit pas « Je ne peux pas faire le mal, c’est un péché ». Les plus beaux passages sont ceux le liant à sa femme et à son ami en prison ; ils sont souvent sans paroles ou taiseux et passent par un langage des gestes et de l’affection.
Le rôle joué par Franz vis à vis des nazis s’ajoute à la problématique du message. Ainsi, il croise deux stéréotypes de national-socialiste : la brute sans foi ni loi et l’officier rongé par le doute. Cela donne lieu à des scènes à la limite du burlesque : quand le capitaine de la forteresse autrichienne est filmé en train d’expier ses fautes en priant ou toute la scène avec le général-magistrat qui dirige la cour martiale et qu’une discussion de cinq minutes avec Franz suffit à ébranler. Ici, Terrence Malick nie complètement la réalité, en donnant à Franz le pouvoir presque fantastique de déstabiliser des cadres nazis dont les actes ont condamné des centaines ou des milliers d’individus à la mort. Seul surnage ce personnage tertiaire, inattendu, de soldat clown dansant ; comme un écho au personnage de Bernd dans les Effroyables Jardins .
Un film historique qui ne l’est pas
On pourrait dire que tout ce que je pointe n’a pas d’importance, que l’expérience de cinéma proposée par Terrence Malick doit se vivre sans ancrage avec la réalité… Cela pourrait être vrai si le réalisateur lui-même ne démarrait pas son film avec des images d’archives de l’ Anschluss . Le projet d’ Une vie cachée est bien de traiter d'une époque à travers un destin particulier. Or Terrence Malick s’y attelle à la fin des années 2010, alors que de très nombreuses cinéastes ont déjà abordé la résistance au nazisme, le sacrifice de l’individu ou les méandres d’une foi qui mène aux limites du supportable. Dans la première catégorie, Sophie Scholl (2005) de Marc Rothemund n’a pas du tout les mêmes prétentions artistiques que celles d’ Une vie cachée mais réussit beaucoup mieux à parler de la résistance allemande au régime hitlérien. Le film revient sur le réseau de résistance de la Rose Blanche , groupe d’étudiantes munichoises opposées au III e Reich et à la guerre et ayant mené des actions en 1942. Comme son nom l’indique, il suit l’itinéraire de Sophie Scholl au sein du mouvement puis, après son arrestation, de son procès et de son exécution, à 21 ans. Les membres de la Rose Blanche étaient en grande majorité catholiques et pacifistes.
Amen. (2002) de Costa-Gavras traite aussi des liens entre religion et nazisme. Mais, plus précisément encore, il met en scène un personnage de prêtre, Riccardo Fontana, convaincu des crimes de l’Allemagne hitlérienne et essayant de convaincre le Vatican de prendre parti contre l’extermination des juifs. S’écrasant contre l’indifférence intéressée des cardinaux, terrifié par le spectre du communisme, Fontana finit par rejoindre les déportés et à porter lui-même l’étoile jaune. Son geste n’est pas un sacrifice égoïste, il s’agit bien d’un acte de propagande, tentant de forcer la conviction et de sauver d’autres individus. Le rapport à la foi y est présenté non comme un ordre immanent mais bien comme un conflit moral, un enchaînement de doute et d’actes réellement héroïques ; le sacrifice n’y est pas glorifié, simplement constaté comme l’unique solution à portée du personnage pour s’accomplir (dimension très contestable pour Franz qui dispose régulièrement de porte de sortie aménagée par le régime). Si la réécriture historique de Costa-Gavras peut poser question, il ménage une subtilité tout à fait absente de l’œuvre de Terrence Malick.
Même un film comme Tu ne tueras point (2016) de Mel Gibson, nonobstant sa représentation hollywoodienne de l’héroïsme et sa méthode spectaculaire de monter la violence, offre une meilleure proposition du refus de tuer à cause de sa foi et possède une morale plus claire sur le sacrifice qu’on est prêt à faire pour autrui. La violence des militaires américains vis-à-vis du personnage de Desmond T. Doss est sans commune mesure avec celle des nazis vis-à-vis de Franz. L’occultation par Terrence Malick de la violence physique et du corps est d’autant plus regrettable que d’autres long-métrage ont exploré avec lucidité et dureté la même question. Hunger (2008) du britannique Steve McQueen montre un groupe de militants de l’INLA (post-IRA) mener des grèves de l’hygiène et de la faim dans une prison britannique. Ici, le corps est omniprésent, sa souffrance difficile à supporter pour la spectatrice. Le personnage de Bobby Sands, leader des grévistes, entame une vraie discussion dialectique (avec un prêtre d’ailleurs) sur le sens de ses choix et sur la raison du sacrifice.
Mais le meilleur contre-exemple à Une vie cachée , ou plutôt le meilleur exemple de ce qu’il aurait dû être, c’est Silence (2016) de Martin Scorsese. L’histoire suit deux missionnaires portugais envoyés au Japon pour retrouver leur mentor et pour participer à l’évangélisation de l’île. Malgré leurs ressemblances – leur durée, les thèmes qu’ils évoquent, le fait qu’ils soient réalisés par des croyants – les films sont presque deux opposés. Alors que la caméra de Terrence Malick scrute le monde avec une transparence et une précision irréelles, celle de Martin Scorsese aime la brume, la fumée, la houle, elle se perd dans des forêts et des rizières, donne une impression vivante du Japon, expose son grain. Certes, dans Silence , les missionnaires et de trop nombreuses Japonaises parlent anglais alors qu’elles sont censées échanger en portugais, mais c’est une langue étrangère dans le contexte de l’histoire. Quand les Japonaises parlent en japonais, elles sont sous-titrées et la culture du Japon n’est pas présentée de manière univoque malgré l’immense violence de l’État japonais contre les chrétiens. Le doute est le cœur du projet de Martin Scorsese ; ses personnages sont humains, leurs sacrifices sont d’autant plus forts et plus grands ; leurs douleurs aussi.
Une vie cachée sonne comme un film de trop dans une histoire de la Seconde Guerre mondiale au cinéma déjà saturé. Bien loin d’être une œuvre purement graphique, elle se veut morale au sens le plus chrétien du terme. Si l’on peut comprendre que de nombreuses spectatrices et critiques soient entrées en empathie avec Franz et aient vu dans ses actions le courage du réfractaire – ce qui n’a pas été mon cas – il est inquiétant que la dimension profondément égoïste et individualisante du sacrifice ne les aient pas fait tiquer. Que la représentation édulcorée du régime nazi n’ait pas non plus soulevé assez de protestations. Terrence Malick a produit un long-métrage qui est, au mieux, une histoire pieuse et, au pire, un drôle d’hybride entre une caméra expérimentale et un scénario à l’eau de rose (et de bénitier). Il est en tout cas dispensable et je conseille fortement tous les autres films que j’ai pu citer , parfois plus humbles mais toujours plus intéressants à leur manière. L’humilité me semble être la grande absente d’ Une vie cachée , comme si le réalisateur-créateur avait oublié que l’exercice de la foi et de toute croyance était d’abord un exercice de reconnaissance de sa propre faillibilité2 .