Akira Kurosawa
Tout le monde connaît le cinéma d’Akira Kurosawa, même sans en avoir conscience. Cinq films du maître japonais sont mis à l’honneur jusque fin novembre à Flagey. L’occasion parfaite de s’en rendre compte.
Tout le monde connaît le cinéma d’Akira Kurosawa, même sans en avoir conscience. Cinq films du maître japonais sont mis à l’honneur jusque fin novembre à Flagey. L’occasion parfaite de s’en rendre compte.
Le premier, même s’il respecte l’esprit de la pièce originale, est de donner aux seuls personnages féminins, la sorcière et la femme de Washizu, le rôle de « pousse-au-crime ». L’introduction chantée le dit clairement, la femme est à l’origine des malheurs de l’homme (encore faudrait-il ici lire une traduction plus complète de la chanson, puisque je me fonde bien sûr sur les sous-titres). Ensuite, ce film est, de ceux que j’ai pu voir de Kurosawa, le plus lent, celui qui travaille le plus l’ambiance, notamment à l’aide du fantastique. Et comme l’histoire est ici triste, voire déprimante, et qu’en plus de cela, les scènes se déroulent très souvent à huis clos, il est facile pour un public qui ne lirait pas le sous-texte cinématographique de se lasser et de décrocher complètement. C’est d’autant plus étonnant que le film est beaucoup moins bavard que la pièce, où les dialogues rythment forcément beaucoup plus le cours de l’histoire. Cela empêche les acteurs, pourtant si talentueux, d’exprimer tout leur potentiel.
Exception faite de Toshirō Mifune, l’un des acteurs fétiches de Kurosawa, qui incarne Washizu à merveille, passant de la raison à l’orgueil, du calme à la folie, de la colère à la peur avec une maîtrise bluffante et caractéristique de ses apparitions dans la filmographie du maître ( les Sept Samouraïs , Rashōmon ou encore la Forteresse cachée ). Le Château de l’araignée parle encore de bien des manières, par exemple par la force du mouvement, du brouillard, des personnages, d’un cheval qui tourne en rond sur fond d’une conversation s’enlisant elle aussi… Mais à ce sujet, il existe une excellente vidéo d’Every Frame a Painting à laquelle je vous renvoie : Akira Kurosawa – Composing Movement (en anglais sous titré).
Si je devais terminer avec une chose, c’est avec celle qui me surprend à chaque fois que je vois un film de Kurosawa : certains de ces mots cinématographiques sont aujourd’hui passés dans le globish 1 du film hollywoodien. Par exemple, dans le Château de l’araignée , trois scènes confinent à l’apothéose héroïque. La première quand Washizu et Miki reçoivent leur récompense et marchent de front, au milieu d’une haie des soldats, avec un tambour battant le rythme de leur pas ; la seconde au moment où Washizu emporte la forteresse en ramenant le corps du premier seigneur et monte finalement sur le « trône de sang » ; la troisième quand il galvanise ses soldats avant la dernière bataille. Ces plans sont parfaits pour évoquer la puissance de ces moments, leur côté à la fois solennel et grandiose.
Déjà, dans les Sept Samouraïs , tout le monde se rappelle la scène incroyable de l’enterrement du premier des sept à tomber, Heihachi – alors qu’on plante son sabre dans sa tombe, et que ses frères d’arme, alignés contre l’horizon, communient, Kikuchiyo le rebelle s’empare du drapeau de la compagnie et le plante en haut d’une maison – pendant un plan bien précis, les sept samouraïs sont de nouveau réunis, avec leur étendard. Cette image est héroïque, elle noue les liens d’une communauté au-delà de la vie. Les grandes épopées de Kurosawa, comme Kagemusha ou Ran , contiennent aussi ce genre d’envolée mais la différence fondamentale entre son cinéma et celui des blockbusters , c’est le rôle de cet héroïsme. Celui-ci n’est pas seulement un divertissement et ne sert pas seulement à définir des référents moraux pour le spectateur ; il s’agit d’une partie du langage du réalisateur et du message de ses films.
Dans le Château de l’araignée , l’héroïsme est même complètement renversé. Alors que la dernière bataille approche, Washizu fait un discours pénétrant à ses soldats, il leur jure qu’ils ne pourront pas perdre la bataille, car la prophétie spécifie que tant que la forêt de l’Araignée ne marchera pas, Washizu sera invisible. Il révèle la prophétie, partage sa puissance avec ses hommes et parvient à relever leur moral. Or, quand la forêt se met effectivement à marcher, il se trouve complètement démuni, terrassé par la peur ; son héroïsme disparaît en fumée. Il devient pathétique, et meurt. Dans les Sept Samouraïs , les héros sont moins les samouraïs que les villageois et il s’opère au fur et à mesure du film une vraie réflexion sur le rôle des « nobles combattants » dans la guerre civile qui ensanglante le pays. Le cinéma de Kurosawa ne donne pas au spectateur ce qu’il veut, il lui raconte des histoires, il lui parle de mille façons, pour le toucher et le transcender.
Cette rétrospective à Flagey est en plus l’occasion de profiter d’un certain nombre de films moins connus du réalisateur. Rien à regretter de ma jeunesse parle d’un jeune anti-militariste japonais et de son combat ; et Vivre dans la peur de la peur du feu nucléaire et de la vie d’un riche industriel.
Kurosawa n’est pas un réalisateur élitiste, malgré sa maestria , et c’est sans doute pour cette raison qu’il a pu influencer autant de réalisateurs américains et que son cinéma demeure très populaire, même et surtout hors des frontières du Japon. Il est, en somme, un excellent professeur de langage cinématographique.