Karoo plonge dans l’une des dernières productions de Netflix : l’histoire d’un poseur de bombes néo-luddiste et de l’enquête menée par le FBI pour le placer derrière les barreaux.
Netflix est en train de réussir un double pari : conquérir le marché de la VOD (vidéo à la demande) sur Internet et s’imposer comme l’un des producteurs centraux dans le paysage mondial des séries. Pour expliquer cette avancée sur les deux terrains, la plateforme met en avant ses exigences : elle accueillerait des créateurs et pas seulement des exécutants ; elle soutiendrait des projets de qualité dans tous les genres imaginables ; elle refuserait le modèle industriel et médiocre des grandes chaînes américaines, suivant le sillon creusé par HBO . En un mot, elle construirait, en plus de son ascendant commercial, un style de série à part entière, à la fois efficace, vendeur, original et de haut niveau.
Testons ces prétentions avec l’une de ses récentes réalisations : Manhunt : Unabomber . Cette mini-série de huit épisodes se concentre sur la traque, l’arrestation et le procès de Theodore Kaczynski, dit Unabomber. Ce terroriste néo-luddiste1 a été pendant une vingtaine d’années la bête noire du FBI : il a envoyé, par colis postaux, seize bombes artisanales à des universitaires, des informaticiens et des compagnies aériennes (d’où son surnom Unabomber : UNiversity and Airline BOMBER ). Ses bombes ont tué trois personnes et fait vingt-trois blessés, dont plusieurs ont eu à souffrir de graves mutilations.
La série choisit de suivre deux points de vue : d’abord celui du jeune profiler James R. Fitzgerald (Sam Worthington), inventeur de la technique qui allait permettre l’arrestation de Kaczynski : les forensic linguistics (linguistiques légales ou crimino-linguistiques). Ces dernières consistent concrètement à identifier un criminel grâce à des échantillons de son style d’écriture, en partant du principe que chaque personne possède une « identité linguistique », apparaissant dans son vocabulaire, sa syntaxe, etc. Ensuite, alors que l’investigation avance, la série explore le personnage de Kaczynski lui-même (Paul Bettany), sa jeunesse, ses motivations, sa vie quotidienne. On peut même parler d’un passage de relais tant les derniers épisodes sont consacrés à l’Unabomber et à la tournure de son procès.
Même si la fictionnalisation est conséquente, la production de Netflix suit de manière correcte le fil des événements et le rôle des différents protagonistes (en grossissant tout de même fortement celui de Fitzgerald). Comme la fin est connue – qui ignore, aux États-Unis, que l’Unabomber a été arrêté ? –, elle développe suspens et tension grâce aux motifs sous-tendant la réalité : l’incurie du FBI, qui croit avoir affaire à un tueur en série « lambda » et refuse les méthodes de forensic linguistics en les jugeant para-scientifiques ; Fitzgerald dont l’ambition personnelle est bientôt contaminée par son obsession pour la personne et les idées de l’Unabomber2 ; Kaczynski, bourreau et victime, intellectuel brillant et ermite déchiré par de mauvaises passions très humaines.
L’égalité de traitement fait partie des forces de la série. Jamais elle ne cherche à créer un « surplomb » des gentils agents spéciaux contre le méchant terroriste, comme on a pu si souvent le voir dans l’univers des policiers sériels. Elle appuie, avec des effets forts et parfois un peu trop transparents, la cruauté aveugle de Kaczynski ; acharné à détruire un système d’exploitation inhumain, il considère ses victimes comme des soldats de la civilisation technologique et devient celui, précisément, qui les déshumanise. Mais, la série montre aussi, notamment à travers la subjectivité de Fitzgerald, que les idées de l’Unabomber ne sont pas des fantaisies ou les fruits d’un esprit sociopathique ; elles proviennent d’une réflexion profonde sur l’aliénation technologique couplée à la souffrance d’un individu particulier, marginalisé et même exploité par le gouvernement lors de son cursus universitaire.3
Cet anti-manichéisme est particulièrement sensible lors du procès de Kaczynski : la série laisse la parole aux parents des victimes et aux blessés, amputés, aveuglés par les bombes. Le spectateur ne peut manquer d’empathiser, de comprendre et de se ranger du côté de gens parfaitement innocents, touchés au hasard par une violence d’abord maladroite puis franchement cruelle (par exemple ce shrapnel dont les bombes étaient truffées). Mais, d’un autre côté, elle ose affirmer que le procès était une farce, que le juge, les avocats de Kaczynski et le FBI ont tous agi de concert pour éviter un « cirque politique », déniant complètement à l’accusé ses droits constitutionnels. Le système américain a brisé l’Unabomber avec les méthodes que celui-ci lui prêtait : la fin justifie les moyens, contre la liberté. La manière dont, en particulier, Kaczynski est trahi par ses avocats, qui lui mentent ouvertement et font réaliser une expertise prouvant sa « schizophrénie », est une complète vérification de ses propres thèses – et une transformation considérable du rapport de la société aux militants révolutionnaires. Le traitement réservé aux poseurs de bombes anarchistes, par exemple, à la fin du XIX e siècle ou du début du XX e était tout différent – à cette époque, les cours de justice étaient des lieux politiques, où l’accusé, assuré de sa condamnation, faisait legs de ses idées (on peut lire, là-dessus, le très sympathique livre de l’avocat Thierry Lévy, Plutôt la mort que l’injustice ).
La série se permet même de transposer une partie du conflit « aliénation contre violence révolutionnaire » dans sa réalisation. À côté de ses plans et cadrages léchés, efficaces mais assez froids, elle personnifie la technologie dominatrice à travers la subjectivité de Fitzgerald, très sensible aux thèses radicales anti-modernes. Les réverbères, les automobiles et, surtout, les feux rouges, deviennent, visuellement, des êtres menaçants ; le statut sujet-objet, individu-technologie est renversé : l’humain est petit, impuissant, obéissant face à la Machine. En contrepartie, la caméra scrute les corps défaits par les bombes d’Unabomber et révèle la destruction de l’organique – la chair, le sang, la vie pulsante, mouvante – par le tranchant d’une mécanique, d’un artisanat, donc de l’artificiel.
L’allégorie narrative et stylistique est la suivante : les Américains sont des esclaves endormis par leurs technologies et l’Unabomber un assassin tuant des esclaves, pris au hasard, pour réveiller les autres. Il est surprenant que la série n’offre aucun entre-deux. Fitzgerald oscille en permanence entre l’individualiste carriériste et le romantique séduit par le néo-luddisme. Si, au départ, il perd sa famille et tout ce qu’elle représente d’aliénation, il finit par renouer avec le « système » et est promis à un brillant avenir dans les forensic linguistics dont il est le fondateur. Moralement, le message est fataliste : la révolte mène à la barbarie, la soumission à l’esclavage. La deuxième alternative étant, finalement, celle qui survit à la première.
Et c’est ici que se trouve la limite de Manhunt : Unabomber et, plus généralement, du modèle d’impertinente originalité de Netflix. Certes, la série est belle et bien filmée ; certes, on sent l’influence de Fincher, déjà aux manettes du style de Mindhunter ; certes, elle se permet même, parfois, des effets osés, des plans symboliques, hors du réel. Cependant, ces quelques minutes de véritable créativité visuelle sont noyés dans sa qualité lissée et stéréotypée. La patte Netflix est, me semble-t-il, en train de se changer en cliché. C’est une qualité de confort, une technique supérieure de distraction – ce qui est profondément ironique vu le propos de cette série en particulier.
On retrouve, au niveau du scénario, le même état de fait. Netflix a compris que les séries unilatérales, aux propos simplistes et aux morales conformistes (voire puritaines) lassent aujourd’hui les nouvelles générations de spectateurs. Le travail de HBO et de plusieurs producteurs et créateurs – on pense, évidemment, à David Simon et bien sûr l’apparition de nouvelles écoles sérielles, comme le Nordic Noir – ont augmenté les exigences du public. L’ambiguïté et la complexité morales, le spectre des teints sombres de l’âme humaine et même l’incandescence des conflits politiques contemporains sont redevenus des sujets valables. Dans le cas de Manhunt : Unabomber , l’objectif de Netflix a été rempli : la série est efficace, solide, ambiguë et, par rapport au paysage américain, originale dans son approche du crime politique. Mais, si on évite la comparaison qualitative, et qu’on juge le produit comme l’histoire politique du premier terroriste luddiste de la phase néo-libérale du capitalisme, on voit toutes les simplifications, réductions, négations des idéologies en présence.
Kaczynski aurait pu être Thoreau : un ermite détestant le monde moderne et jugeant qu’il dénature la capacité de l’humain à ressentir, imaginer, créer. Il aurait pu vivre paisiblement, retiré – c’est un thème qu’on a d’ailleurs vu traiter, récemment, dans le long métrage Captain Fantastic de Matt Ross. Or, ce n’est pas ce qui est arrivé. Thoreau aidait les esclaves noirs du Sud à passer au Nord ; Kaczynski envoyait des bombes à des inconnus. La série, dans une volonté de comprendre et même d’empathiser, explique son inclinaison violente par la psychologie et l’histoire personnelle – elle subordonne complètement les idées de l’Unabomber à ses souffrances individuelles. En cela, elle reste dans la droite lignée de quasi-toutes les séries américaines : elles filment des individus, des héros et des anti-héros, dont les identités et les idées sont les incarnations de l’expérience vécue. La philosophie et l’idéologie sont conçues comme le produit très secondaire de l’ego et de ses soubresauts. C’est une sorte de marxisme simplifié et inversé : ici ce n’est pas l’histoire-économie le facteur explicatif ultime, mais le destin individuel ; la société étant représentée comme un immense billard où chaque boule, par contact avec les autres boules, obtiendra une trajectoire unique et explicable.
Ainsi, malgré le fait que Manhunt : Unabomber laisse incontestablement une place aux idées de Kaczynski, visuellement comme dans son propos, elle est issue d’un modèle si étranger à cette critique de la réalité, si attaché au modèle commercial et au style de Netflix, qu’elle ne peut qu’esquisser les vrais tenants et aboutissants du cas d’Unabomber. Ses plans symboliques sont d’autant plus frustrants que, utilisés non pas comme une garniture créative mais comme un parti pris intégral, ils auraient pu donner une série véritablement neuve, jusqu’au-boutiste, capable de mettre en images la pensée à la fois humaine et anti-humaine de Kaczynski.
De l’histoire de l’Unabomber, elle tire l’histoire de Kaczynski et non l’histoire de la civilisation technologique. On sent clairement, dans certains détails de la série, que ses scénaristes ont entraperçu cet angle de traitement. L’une des techniques utilisée par le FBI pour trouver le poseur de bombe inconnu est de compiler, grâce à l’informatique en pleine expansion, des données individuelles de « suspects » ; ces « suspects » se chiffrant en dizaines, voire en centaines de milliers. Encore une fois, l’enquête visant la capture de Kaczynski démontrait les thèses de celui-ci : l’État et le renseignement américain ont la capacité de centraliser et de systématiser le contrôle des individus grâce à l’évolution de la technologie – fait que notre génération a pu confirmer avec l’affaire Snowden.
Une production Netflix pouvait-elle aller plus loin ? Une série tout court aurait-elle pu inventer des formes nouvelles pour traiter un sujet aussi difficile ? Il aurait fallu, pour cela, épouser plus directement l’idéologie de Kaczynski, quitte bien sûr à en offrir des alternatives. Il faudrait avoir l’ambition d’écrire le chapitre visuel du passé très proche de notre civilisation ultra-connectée où l’évolution technologique est toujours dans une phase d’accélération. Cela me semble impossible, étant donné la volonté de tout gros producteur d‘envahir le marché et de fidéliser un public – l’attrait d’une œuvre politique véritablement originale sera toujours contrebalancé par la réaction virulente de ceux qu’elle choquera. En exposant, dans un spectacle, les motivations psychologiques de Kaczynski, elle instille l’idée qu’il est un cas isolé, peut-être la dernière manifestation d’un esprit de rébellion paniqué et extrémiste propre à une époque révolue. La série ne semble pas comprendre le message que pourtant elle transmet, même en partie, même dans ses plus insignifiants détails : l’Unabomber n’était peut-être pas en retard, mais en avance.