Retour sur une soirée
Karoo vous a déjà parlé des éditions collaboratives du Mot : Lame et de la revue poétique Le Sabot … eh bien, leurs membres respectives 1 ont organisé une soirée de lectures poétiques le 8 février dernier : petit compte-rendu.
La file est longue devant le Samusocial du Botanique ; malgré tout, ça discute, quelques rires s’évadent. Par contraste, la rue de l’Association paraît trop calme, même le public des cafés qui bordent son embouchure semble sage. Au numéro 14, la porte grande ouverte attend les passionnées de poésie ; derrière, une étonnante maison de maître aux salles hautes et aux plafonniers fort distingués. C’est la tanière de LAMAB, La Maison de Bruxelles, asbl qui se consacre à la réutilisation des bâtiments inoccupés ; tanière accueillante, avec son bar et sa salle de lecture-bibliothèque dont les étagères garnies et le papier peint charmant pourraient sortir d’un conte et forment en tout le meilleur cadre pour en raconter.
Le temps passe autour des bières et des retrouvailles. L’assistance, d’abord clairsemée, gonfle. Après l’heure de retard académique consacrée, les lectures démarrent dans une pièce comble. Antoine Jobard, le sans-vergogne rédacteur en chef du Sabot , commence en déclamant l’éditorial du numéro 8, « Saboter la honte ». Car c’est bien au thème de la honte que cette soirée est dédiée. Sentiment tabou, naissant du et produisant le non-dit, la souffrance dans le jugement… Thème intime et poétique s’il est en est. Même le romancier conservateur et catholique Jean-Renée Huguenin en convenait dans son Journal : « La peur procède de la honte. Il n’y a pas de honte sans peur. ».
« Au plus vite, saboter les petites hontes imposées parce qu’il nous arrive de fuir des responsabilités illusoires, de pas vouloir aller travailler, de pas vouloir actualiser sa situation à pôle emploi, déserter les logiques de performance, ne plus comprendre les raisons d’un vote, affirmer un amour autre, occuper une forêt, bloquer un rond-point, applaudir les grèves, vomir la productivité, le drapeau, les honneurs hypocrites, voler un supermarché, attaquer à la boule-puante les pensées en décomposition […] Sans le sabotage de nos hontes, nous nous condamnons à la folie dans laquelle se noie déjà ceux qui nous gouvernent. » 2
Après cette prose chantante et programmatique, c’est au tour de deux auteurs du Mot : Lame de prendre la parole, avec des textes parfaitement opposés. André Bostaille commence avec une nouvelle de son ouvrage Contes et Légendes d’Anathème et nous narre son histoire d’amour avec une « fasciste ». L’histoire, drôle et sensible, emporte le public qui la plébiscite dans ses applaudissements. Il faut dire qu’André Bostaille a eu le cran de se jeter à pieds joints dans le thème de la soirée, présentant cette biographie comme sa propre histoire, celle d’un jeune homme un peu désespéré, rencontrant une femme complotiste grâce à Tinder. Le plus émouvant étant sans doute qu’il soit parvenu à toucher du doigt cet instant de perfection où les idées ne comptent plus et où seuls parlent les corps.
C’est ensuite à Roland Devresse de prendre la parole. L’humeur de l’assistance devait basculer du tout au tout. Après le rire, la tristesse et même une certaine noirceur fatale. Le poème, baudelairien dans l’âme, rimé et rythmé, aurait été offert au poète par un prisonnier dont il a partagé la cellule. Derrière la beauté plastique de la langue, un infanticide gratuit et le destin funeste du meurtrier. Ainsi les espoirs de la salle sont douchés et la honte charbonneuse, la honte sans issue, s’empare des cœurs. C’est bien cette extrémité que Roland Devresse explore, celle du non-retour, de la mortalité certes, mais de la mortalité la plus malheureuse, la plus expurgée de tout espoir d’au-delà et de bien passé. On applaudit à la fin mais sans y mettre la joie un peu malicieuse qui a caractérisé la réception du texte précédent.
« Anathème était né. Le bel enfant.
Tantôt quinquagénaire égrotant. Tantôt jeune travailleur épuisé. Tantôt anarchiste fou. Tantôt fêtard aux affects mutilés. Notre enfant n’avait pas besoin d’éducation. Il n’avait pas besoin qu’on lui fît découvrir le monde.
Il était ce qui contenait le monde. Ce qui l’embrassant espérait l’embraser. » 3
Les lectures se terminent, la scène est au DJ. Les conversations reprennent, quelques participantes en profitent pour s’éclipser… d’autres, au contraire, arrivent à peine. Le va et vient est aussi anarchique que joyeux. Personnellement, je ne regrette qu’une chose : qu’il n’y ait pas eu davantage de textes, davantage de poétesses4 . La poésie déclamée, récitée ou parlée devant un groupe devient vite addictive. C’est une expérience aujourd’hui rare, souvent confinée à des niches de connaisseuses. Or, cette soirée du 8 février avait ceci d’exceptionnel qu’elle brassait des curiosités disparates. Dans l’assistance, les chômeuses croisaient les universitaires, les étudiantes les travailleuses, les lectrices impénitentes celles d’un jour. Même si la moyenne d’âge était basse, ont voyait poindre quelques tempes grises ; surtout, peu d’esthètes pures, beaucoup de camarades, de squatteuses, de féministes, de libertaires, de militantes anti-prison, etc.
Devant ce tableau – des poétesses qui déclament et un public qui écoute, s’imprègne, essaie de suivre sons et sens – on est frappé par la force et la vitalité de la poésie. C’est peut-être ça, d’ailleurs, son essence, cette essence qu’on a arrêté de chercher, cette essence qui a finit par ressembler au goudron de son homonyme ; c’est peut-être cette communion athée, où les lettres sont des dieux et les mots des mythes et où les êtres peuvent échanger des lettres et des mots comme ils peuvent écluser une bière ou plonger leur regard dans un autre regard, aimer, détester, s’ennuyer, se conforter, se taire, crier. Il y avait dans ces instants de la croyance candide, un échange de beauté, un troc d’émotions et de sentiments qu’aucun rationalisme ne peut balayer ou approcher. L’essence de la poésie, c’est peut-être cette incompréhensible qualité de faire survivre la beauté devant une assemblée de fortune.