Après avoir recensé le premier recueil de poèmes de Roland Devresse, Assigné à existence, Karoo s’intéresse au collectif éditorial du Mot : Lame. Comment fonctionne un éditeur en autogestion ? Et quelle philosophie anime ce projet ambitieux ?

Le Mot : Lame n’est pas un éditeur comme les autres. Non seulement ses textes sont relevés, profonds, violents parfois, mais il refuse le cadre hiérarchique des comités éditoriaux. Il s’agit d’un collectif, d’un ensemble d’individus marchant de concert mais n’ayant pas toujours la même vision de leur projet commun. Cette interview est donc le reflet de cette diversité et tente de transmettre une vision du monde bouillonnante, multiforme et originale.

Karoo – « Le Mot : Lame », la référence à la Liberté ou l’Amour de Desnos est-elle fortuite ou volontaire ?

Jean C. Zelig & Roland Devresse : Pas lu !

Nathaniel Molamba : je n’ai pas lu ce livre non plus. Le Mot : Lame n’a peut-être aucune signification et personne ne sait concrètement ce que ce mot veut dire. Le jour où on le saura ce qu’est le Mot : Lame et qu’on l’aura réalisé, le Mot : Lame n’aura plus de raison d’exister et ça sera terminé. Récemment, il m’est venu à l’idée de penser qu’il pourrait s’agir d’une référence au poème les Dernières Paroles du poète de Réné Daumal. L’histoire d’un poète condamné à pendaison à qui l’on autorise de dire un dernier mot à la foule avant de mourir. S’il prononce le mot lame, il coupe la corde. Ce n’est qu’une interprétation parmi d’autres. Il y aussi de cette idée de venir trancher dans le voile du réel avec les mots comme on ferait une petite déchirure derrière le rideau avec une lame, et pour voir quoi ? Pour voir l’Éternité, naturellement.

Le Mot : Lame est une maison d’édition, mais c’est surtout une plateforme coopérative qui fait disparaître la frontière entre auteurs et éditeurs. Pourquoi avoir choisi cette forme d’organisation ?

Nathaniel : L’organisation d’un réseau coopératif d’auteurs s’est mise en place naturellement. Cela pour une raison évidente : elle est l’effet d’une rupture entre les auteurs qui font la littérature et les institutions culturelles ou médiatiques qui les représentent. Quand l’envie de publier s’est fait ressentir, on ne s’est pas posé la question d’aller voir des éditeurs ou des professionnels, il fallait apprendre à le faire et le faire proprement.

Rétablir le lien entre les auteurs et la structure d’édition, rendre les auteurs responsables de la structure d’édition, c’est aussi fragiliser la frontière entre littérature et lectorat. Cette frontière, comme toutes celles qui participent à la séparation entre masses cultivantes et masses cultivées doit tomber. Le public doit redevenir acteur de sa propre culture. Il n’est plus question de laisser des institutions culturelles ou médiatiques édifier des schémas d’existences. Il n’est plus question de laisser les avant-garde créer de nouveaux modèles de consommation. Tout doit exploser ou périr.

Alice Emery : Cette forme d’organisation permet aux auteurs d’être actifs dans la réalisation d’un livre. Mais cela permet aussi d’être tous décisionnaires au sein de la maison d’édition. Que ce soit en matière de textes, de thème, ou encore dans la manière de lancer un livre. Les choses sont du coup beaucoup plus linéaires et on enlève l’aspect pyramidal.

Roland : Il faut croire qu’au cœur de la totalité mercantile, le livre est devenu une marchandise comme une autre. Comme toute marchandise culturelle, elle se donne un supplément d’âme en s’aliénant l’aura du créateur, de l’artiste, ou de l’écrivain. Et s’aliénant la fiction de l’artiste, c’est moins le livre en lui-même qu’on met en valeur que la forme de vie qui est en la cause. On dira artistes, poètes pour neutraliser toute forme de rencontre entre deux être à travers l’art. Toute une imagerie dandyesque ou maudite sera alors mobilisée. On fera de l’auteur un phénotype propre à correspondre à la légende spectaculaire qui plaît tant à un lectorat avide d’images éculées, assoiffé de déjà-vu. Les grands éditeurs sont les agents même de cet ordre marchand, de la transformation de l’auteur en une attitude générale de production et de consommation.

Cette critique n’est pas récente, bien sûr, elle fut magnifiquement mise en acte par l’anonymat de Lautréamont, jetant à la mer une bouteille d’acide contenant les Chants de Maldoror, ou par Arthur Cravan, adepte du pastiche, du jeu, de la fugue, de l’insulte et du combat. Ce qu’une plateforme d’édition coopérative, directement gérée par des artisans du verbe amène, c’est une cassure dans la chaîne industrielle du livre-marchandise. L’abolition d’un de ces maillons. Le livre, dès lors, n’est plus pour l’auteur que cette suite de mots jetée à plein souffle, à pleine haine ou à plein amour, entre les mains d’un colleur de page, il devient l’œuvre construite de bout en bout par une communauté.

Il y a dans cette méthode d’organisation non seulement une reprise de liberté, mais aussi ce sentiment fraternel de faire corps dans la diversité. De vivre le plaisir d’être illustré par un ami, mis en page par une copine, relue par un futur amoureux, confondu par quelques joyeux confrères. Étrangement, cette méthode qui vise à se distancer de la boîte de conserve éditoriale, ajoute ce paradoxe même qu’il accentue le fétichisme autour de la marchandise livresque. Mais c’est un fétichisme totémique, pré industriel, qui dans le choix du papier, du carton pour la couverture, rend sensible à l’auteur la sacralité artisanale d’un travail sans division.

Marie Lemot : ce n’est pas réellement une question de frontière entre auteurs et éditeurs qu’une différence de fonction et de place par rapport au fonctionnement des maisons d’édition « traditionnelles ». La place et la fonction des contributeurs sont déterminées par la volonté d’implication, les compétences/savoirs faire et le temps disponible. Chacun propose ce qu’il veut faire, apporte ce qu’il sait faire et s’entoure de ceux qui veulent collaborer. Il n’y a pas de places fixes et déterminées : tout le monde a pas mal de casquettes différentes qui changent plus ou moins en fonction des projets entrepris.

En plus du désir d’éditer, vous vous inscrivez en contre d’une « écriture post-moderne figée dans son individualisme ». Qu’entendez-vous par-là ?

Jean : Pour ma part, il serait plus question de dépasser le post-modernisme que de se placer en contre. Par post-modernisme, j’entends ce courant de l’art de la fin du XXe siècle marqué par une forte tendance à l’autoréflexivité, à la parodie ainsi qu’à la déconstruction d’un monde où la victoire finale du capitalisme semblait acter la fin de l’Histoire.

En littérature, American Psycho de Bret Easton Ellis par exemple ou encore Extension du domaine de la lutte de Houellebecq me semblent assez emblématiques : d’un côté l’histoire d’un gagnant cynique du capitalisme triomphant, de l’autre, un perdant dépressif de ce même système. Seulement dans les deux cas, on assiste au même règne du moi je, au même matérialisme, au même nihilisme, et in fine à la même vacuité. Même si je peux rejoindre les constats de ces deux livres (que je trouve très bons), il n’en demeure pas moins qu’ils me semblent désormais incomplets. Il n’aura échappé à personne que le monde a changé depuis cette époque. De toute part émerge une aspiration à un « autre chose » qui commence par l’abandon du moi je pour le nous.

Un nous polymorphe s’articulant autour de luttes communes, qu’elles soient Gilet jaune, ZADistes, contre les discriminations, pour le climat, pour un retour à la terre, à une certaine tradition, spiritualité et j’en passe. Partout apparaît ce constat que le modèle capitaliste a échoué, et que la solution ne sera pas donnée à l’individu par l’État. Il apparaît désormais qu’il est de notre devoir de trouver une autre manière de vivre. J’aime à croire qu’à son échelle, le Mot : lame est partie prenante de cette volonté de trouver des solutions dans le « nous ».

Mais une fois de plus, il me semble important de dépasser plutôt que se placer en contre. Je considère que le post-modernisme fait partie de notre héritage. (Nous sommes tous nés dans les années 90). Ce n’est donc pas un contresens pour nous d’écrire un livre sur Tinder, (symbole absolu de l’ultra-individualisme consumériste). Car cela devient un livre à trois voix, fait de manière quasi artisanale grâce à l’aide d’amis et dont la présentation fut un prétexte à nous retrouver et faire la fête dans un night shop. D’une certaine manière on pourrait dire que l’on tente de passer du Moi je au Nous je.

Roland : L’expression est floue en elle-même. Nous le reconnaissons. Et les mots ici devraient être précisés, tant post-moderne et individualisme peuvent être employé dans diverses sens, souvent opposé. C’est comme si la littérature avait subi les coups d’une certaine révolte nonchalante. La mode névrotique et narcissique de l’autofiction a érigé en valeur universelle les petites manies et émotions de la bourgeoisie des lettres. Les personnages des romans, le « je » des poèmes étalent des sujets désubjectivisés, des sujets-objectivés, il y a cette sorte de détachement qui prétend que rien n’est grave finalement, que l’histoire est finie, et que plus rien ne participe au récit du monde. En cela, on a fait de l’insignifiance le signifiant même de l’époque en littérature.

Nous avons à cœur de nous dresser contre cet individualisme sans individu, cette individualité socialisée et mièvre, où les sujets sans situation passent comme si la vie passait à son tour derrière eux sur un écran vert. Ces sujets sans situation pourraient tout aussi bien être bourgeois à Shanghai, classe moyenne à Paris, puisque nous dit-on, les classes sociales ont disparu, et « je » est mort avec la bourgeoisie. Nous revendiquons au contraire notre extrême singularité dans la recherche poétique d’une communauté qui permet l’individu, dans la présence aux situations, dans l’éructation depuis un point de vue, un lieu, une identité en mouvement et toujours à construire. L’apparition charnelle d’un être dans la bourrasque de l’existant, d’un être contaminé par le monde, sans cesse infecté du poison marchand, tentant de s’en extraire, et vivant pour cela dans l’état schizoïde d’une recherche d’ancrage dans la société, et de l’envie d’une fuite hors de ce monde.

Nathaniel : Ce sont encore des postures qui se sont amenées de fait et que nous avons tendu à définir après constat. En parlant de rupture avec l’individualisme postmoderne, ce que nous entendons réellement c’est rejeter le cynisme et l’ironie. Ce que nous pensons, c’est que le temps des briseurs de codes et des enfants terribles est passé. Il n’est plus question de s’inventer une place à l’avant-garde de l’une ou l’autre époque. D’ailleurs les avant-gardes ne servent plus qu’à redéfinir de nouveaux modèles de consommation et d’individualisation du corps social en milieux. Il convient que l’individualiste conséquent renverse sa mentalité à l’égard du pouvoir et de tout ce qui est sacré en général. Le contre-pied à cette injonction de dévoiler les failles du système consiste à faire tendre nos efforts non pas à profaner, mais à sacraliser. C’est du reste par ce mouvement que la rupture dont nous nous reconnaissons s’oppose le plus profondément à une société qui s’est d’elle-même profanée à un point extrême. Donc en parlant de rupture avec l’individualisme de l’artiste post-moderne, nous entendons nous détourner d’une posture qui vise essentiellement à refléter le déclin d’une société à travers un médium artistique.

À ce but, nous nous autorisons la naïveté, la sincérité, nous nous autorisons la recherche d’un sens et d’une transcendance mystique du réel à travers diverses pratiques. La poésie où la littérature, ne sont parmi ces pratiques ni plus ni moins que des supports parmi d’autres. De nouveaux schémas d’existence, de création et de diffusion sont à expérimenter. Ceux-là échapperont au langage qui tend à séparer la poésie de la vie elle-même. On parle bien d’une seule et même chose. Nous refusons de croire que le roman est mort avec la poésie et tous les Dieux qui passaient là. Ne dit-on pas d’ailleurs de la mort qu’elle n’est pas la disparition de ce qui est, mais le recommencement d’un même cycle éternel ? Ceux qui ont crié à la mort de l’Art ou du roman ne sont-ils pas justement ceux-là qui n’ont pas su entrevoir l’aube des possibilités qui se lève sur le millénaire ?

Il s’agit donc de pirater les institutions, d’infiltrer les galeries, les centres d’art et les musées afin d’y ouvrir des espaces où sera rendue possible la transmission des savoirs et l’harmonisation des corps qui constituent l’Être à travers l’extase mystique. Ne parlons même plus d’Art ou de poésie, ceux-là sont des étiquettes qui servent ici à une nécessité réellement essentielle.

Alice : Pour ma part chaque fois que j’ai écrit pour un livre ou un recueil, j’ai toujours fait appel à d’autres membres pour relire, corriger ou critiquer mes textes. Cela me permet de faire des choix mais aussi de justifier des choix. Je crois que c’est comme ça que chaque auteur peut grandir. Pour le livre Comptine dérisoire, j’ai travaillé avec Nathaniel et Jean, nous avons passé des heures à relire nos trois textes tous ensemble. Cela permettait une uniformité qui s’est confrontée à travers des styles différents. Ça casse un peu le mythe de l’écrivain maudit seul avec son stylo. Ça devient une effervescence d’idées et de gens. C’est très riche comme manière de procéder.

Votre catalogue est en grande partie composé de poésie. À une époque où elle se vend de moins en moins, s’agit en soi d’un choix militant ou simplement d’une évidence ?

Jean : Un peu des deux et j’ajouterais l’aspect pratique : il est plus facile de réunir quinze personnes autour d’un livre de poésie que d’un essai politique ou d’un recueil de nouvelles. Mais effectivement, il semble important de se retrouver autour de thèmes communs pour y distiller notre poésie. La question des ventes est très secondaire. J’y vois plus un exercice, je n’écris quasiment pas de poésie en dehors de ces recueils, chaque nouveau thème est donc l’occasion d’expérimenter des formes.

Nathaniel : Peut-on parler d’une évidence militante ? Les personnes avec qui nous partageons l’envie d’une autonomie vis-à-vis des réseaux institutionnels écrivent de la poésie. Alors il se trouve aussi que la poésie peut se diffuser comme se diffuse l’air ou comme se diffuse l’eau. Il suffit de s’installer et de donner voix. C’est donc une forme, disons un prétexte à la création de ces instants que j’évoquais plus haut en parlant d’infiltrer les institutions. À travers la poésie, on peut inviter le numérique, la musique, le théâtre, le cinéma, la mode et bien entendu le mystique.

Roland : C’est l’évidence d’une nécessité pour militant du verbe. Quelque chose qui vient du fond des tripes, le besoin d’affirmer que, malgré tout, malgré la laideur d’une civilisation suicidaire, hantée de pulsions de mort, il existe des interstices, et dans ces interstices, comme une mauvaise herbe pousse péniblement entre les dalles d’un trottoir, se glisse la poésie. Nous ne sommes que les scribes de ces apparitions du réel qui s’imposent à nous et dont nous couchons sur papiers les ordres et recommandation poétiques. Personne n’écrit de la poésie pour la vendre. Il y a même comme un sentiment de perte et de fuite à voir la pensée et sensations devenir objet, l’objet devenir marchandise. Comme un parent voit son enfant s’émanciper de lui, on voit les sentiments créateurs de nos poèmes s’éloigner. Ils nous appellent de plus en plus rarement. Le poète est une mère indigne qui enfante à la chaîne et abandonne aussitôt. Car c’est l’acte d’enfanter, le plaisir de la douleur dans l’enfantement qui importe. Les enfants, ensuite, ne deviennent que chaînes et entraves à cette pure violence de mettre bas. Quand vous lisez un poème, sachez qu’au moment où vous le lisez, le poète qui l’écrivit est déjà mort – est toujours-déjà ressuscité – il traîne derrière lui des mondes en voie de disparition – et l’ombre de ces mondes même n’arrive pas à ternir son soleil noir.

Alice : Peut-être que la poésie se vend moins, par contre elle n’a jamais disparu. Elle est même très populaire. Un article a été publié dans le Courrier international d’octobre 2018 « La poésie arme d’expression massive ». Cette article résume assez bien le retour en force de la poésie. Prenez Rupi Kaur, elle est une « instapoéte ». Les femmes s’expriment énormément, les minorités aussi. La seule chose c’est que la poésie n’est plus publiée de la même façon. Elle existe à travers les réseaux sociaux mais même le rap, la musique de façon général, la radio. Pour moi des artistes comme Rocé ou encore Odezenne, Anthony and the Johnsons sont des gens qui ont une plume très belle et qui sont de vrais sources d’inspiration. Écoutez les émissions sur Arte Radio, elles sont sensibles et poétiques ou encore les émissions de Radio O, c’est pareil. Les gens n’ont jamais cessé de lire de la poésie et je pense que nous sommes présents pour la valoriser et la publier afin qu’elle existe aussi physiquement à travers des livres. Mais en vérité nous faisons aussi des lectures à la radio, des lectures publiques. Les personnes qui nous connaissent ne font que nous encourager à continuer, alors oui la poésie est une évidence.

Marie : Peut-être un peu des deux, mais pas totalement l’un ou l’autre. Chaque personne qui contribue sur la plateforme amène avec elle une certaine vision du monde et elles sont toutes assez différentes les unes des autres. C’est plutôt une richesse d’ailleurs, même si ce n’est pas toujours facile de régler certaines questions de manière « démocratique ». Je crois que la raison pour laquelle nous éditons de la poésie tient au fait qu’elle soit incontournable dans la vie en général. Et on voulait pouvoir la partager dans de beaux objets reliés.

Et vous n’éditez pas n’importe quelle poésie ; vos recueils collectifs ont des thèmes très marqués. Il y a eu Dissidence et Ivresse – et Érotisme vient de sortir. Comment choisissez-vous vos thèmes ?

Nathaniel : C’est assez difficile à dire, ça s’est fait à l’instinct. Il est vrai que le recueil Dissidence est venu en mai 2018 et qu’il ne va pas sans faire écho à un même mois de mai cinquante ans plus tôt. Ivresse s’est amené en septembre, mois des vendanges. À partir de là s’est mis en place un jeu de correspondance. Par exemple Érotisme en février avec l’idée de nous recentrer sur le contact humain au cœur de l’hiver. Disons de cette manière que ce sont les thèmes qui viennent à nous et ils répondent à la nécessité de l’instant. Roland vous en dira sans doute plus.

Roland : Ce sont plutôt les thèmes qui nous choisissent. Ils arrivent évident, avec le cours du temps. Dissidence rendait hommage aux 50 ans de la dernière grande révolte poétique ; Mai 68. L’ivresse et l’érotisme sont les deux lots communs de notre génération, pour qui la fuite du monde passe par la sacralité rituelle de la destruction-créatrice des ivresses et de l’érotisme. Mais toujours ces ivresses et cet érotisme sont mutilés, par ce je-ne-sais-quoi que porte le monde et qui veut que tout sentiment trop haut, trop intense soit calmé. Au final, la violence de notre temps nous berce d’une certaine mélancolie. Mieux que la psychologie, la poésie explique les nombreuses facettes de cette mélancolie agressive. Les thèmes sont déjà là, d’avance, dans les pas de l’étranger qui se promène et s’exile dans nos cœurs, dans l’ami qui se promène et s’exile dans les yeux de l’étranger.

Alice : Grand débat souvent, mais on essaie de faire en sorte que le thème d’avant fasse écho à celui d’après et ainsi de suite. On essaye que « Nos périodes » soient aussi en harmonie avec les autres publications du moment.

Marie : Comme tous les projets. Quelques-uns proposent et les autres disent ce qu’ils en pensent. Généralement, les thèmes des recueils collectifs sont décidés en plus petits comités (ceux qui veulent prendre part au processus de décision) en suivant une certaine logique. Les thèmes se veulent quasi-archétypaux pour englober suffisamment de variantes tout en gardant un cadre clair. Ce qui nous intéresse c’est le lien personnel que chacun tisse, dans son écriture, avec le thème proposé. Ce qui donne des recueils très contrastés. On aime bien.

À la différence d’un éditeur classique, vous publiez aussi régulièrement des billets politiques sur votre site internet, récemment, par exemple, sur les gilets jaunes. Pour vous, l’édition est une lutte politique ?

Nathaniel : Il s’agit encore d’une chose à laquelle nous n’avions pas pensé et qui s’est amenée de fait. Jamais nous n’avons décidé de publier des billets politiques, nous avons donné la possibilité à différents auteurs de « squatter » notre site internet pour en faire un canal de diffusion, la nécessité extérieure déterminée par le contexte en a fait un instrument de lutte où se côtoient poésie, rituels d’invocations, appel à manifester ou à squatter un espace. Pourtant, nous ne considérons pas l’édition comme une lutte politique, paradoxalement, notre édition est clairement un instrument de lutte. Cela n’appartient pas tant à notre volonté d’être systématiquement dans la lutte politique, il s’agit là d’une réponse évidente au contexte. En effet, il est aujourd’hui impensable d’entrevoir la possibilité d’une plateforme de création libre et autonome dans une société de taxes, de pesticides et de matraquage. Voilà où se situe ce qui pour nous participe d’une évidence de la lutte.

Roland : Les billets politiques sont surtout le fait du Groupe Anathème. C’est un groupe post-situationniste insurrectionaliste qui évolue en marge des éditions Mot : Lame mais entretient avec elles un amour charnel et sarcastique. C’est un peu son pôle expérimental. Sa devise : faire de la poésie comme on insulte un passant, annonce déjà le ton qui est le sien, celui de l’agressivité. Le Groupe Anathème se définit comme un laboratoire de recherche vital et poétique qui vise à confondre la poésie et l’existence. Ils partent du principe que l’uniformisation imposée par le capitalisme dans sa phase spectaculaire – où l’accumulation et la concentration de marchandise est telle que le capital s’est fait image, poésie – oblige à se mobiliser, à s’armer, pour créer des brèches, des fissures. Il vise à l’irruption poétique au cœur du court réglé de l’existence.

En cela, ils veulent faire de la fête une manifestation sauvage, voient l’émeute et l’insurrection comme de rares possibilités de faire réapparaître le romantisme caché et traqué que contient pourtant l’époque. Ils prônent l’établissement de ZAD, de squats, de communes, comme possibilité d’établir des mondes où le romanesque redevient lot quotidien, et où les heures n’appartiennent plus aux horlogers, ces docteurs ès séparation. Il s’agit, non plus de dépasser l’art pour réaliser la philosophie, mais de dépasser la philosophie pour réaliser la poésie ; de vivre la poésie.

Alice : Tout est politique. Le politique est dans chaque acte, même le plus banal. Nous avons des auteurs de bords très différents. Je crois que l’important est de dépeindre l’éventail de notre société actuel allant d’un extrême à l’autre. Il faut montrer notre époque dans sa version la plus large et non pas que de l’entre-soi politique. Nous ne sommes pas tous d’accord, mais la littérature nous réunit, c’est sûrement ça le plus beau.

Marie : Je me répète un peu mais chaque personne qui contribue à la plateforme amène avec elle une certaine vision du monde et elles sont toutes assez différentes les unes des autres. Pour certains, l’édition peut constituer une forme de lutte politique, oui. Mais il ne s’agirait pas de voir l’ensemble du projet seulement sous cet angle là, ce serait réducteur.

On a l’impression, dans la forme comme dans le fond, de sentir chez vous l’influence du Comité Invisible français et de l’autonomie insurrectionnelle. Est-ce que cela vous correspond ?

Jean : Pour ma part, je dirais qu’en termes de fond oui en partie, mais dans la forme je rajouterais pas mal de littérature notamment des années 1920 et ses avant-gardes. J’ajouterais aussi beaucoup de cinéma.

Nathaniel : On part surtout de l’influence de l’internationale situationniste et de groupes appartenant au New Sincerity. On peut également se dire d’Hakim Bey ou de Guy Debord et des penseurs de l’autonomie, mais pas spécialement de l’autonomie insurrectionnelle. Comme je l’évoquais, l’insurrection ne répond qu’à la nécessité du contexte duquel nous sommes issus. En ce qui nous concerne Jean et moi, on se sait dans la continuité des recherches du Grand Jeu, groupe auquel ont appartenu les Daumal et Gilbert Lecompte. Mais on peut également se reconnaître dans Jodorowsky, dans le néo-ésotérisme, bref, il n’y a pas que de l’insurrection dans le Mot : Lame, il y a aussi la dimension essentiellement mystique.

Roland : En ce qui concerne le Groupe Anathème, et moi personnellement, qui évolue à la fois au sein de ce groupe et publie sous son nom aux éditions, oui, il y a une influence évidente. Il y a une continuation du ton cher au situationnisme, une esthétique du désabus, un refus de la séparation. Et de l’autre côté, il y a cette exhortation au « ici et maintenant », cet appel au désir ; à la réalisation immédiate des projets poétiques, du refus de la parousie marxisante. Et comme chaque auteur de la maison d’édition s’influence et se contamine, sans doute un peu de cette esthétique se retrouve-t-elle métaphysiquement chez d’autres. Mais en vérité, il n’y a aucune position politiquement claire au Mot : Lame, et ce serait en gâcher la force communautaire que de vouloir lui en donner une. Chaque auteur se représente soi-même.

Mais, c’est sans doute sur le volet communautaire que la maison d’édition se rapproche du Comité Invisible dans le désir d’apporter une littérature qui infecte, qui agit, qui change les êtres – une littérature qui n’est pas du divertissement. Nous faisons de la littérature en tant qu’elle est une forme de la communauté. Dans la préface d’une réédition de la « Théorie du Bloom » du groupe Tiqqun – ancêtre du comité invisible – il est dit que « … par-delà leurs caractères de clôtures, les grands livres (sont) ceux qui parvenaient à créer une communauté ; qu’en d’autres termes, le livre ait toujours eu son existence hors de soi. (…) »

Ils ajoutent : « Dans cette phase, il y a certes encore des livres, mais ils ne sont plus là que pour abriter l’action corrosive de VIRUS ÉDITORIAUX. Le virus éditorial expose le principe d’incomplétude, l’insuffisance fondamentale qui est à la base de l’objet publié. Il se cale par les mentions les plus explicites, par les indications les plus grossièrement pratiques – adresse, contact, etc –, dans la perspective de réaliser la communauté qui lui manque, la communauté encore virtuelle de ses lecteurs véritables. Il place en un coup le lecteur dans une position telle que son retrait ne soit plus tenable, telle du moins, que ce retrait ne peut plus être neutre. »

Vous allez bientôt sortir quelques titres… vous voulez nous en dire un mot ?

Nathaniel : Nous poursuivons sur la lancée des recueils collectifs à thème en attaquant cette fois l’Onirisme. Viendra ensuite la réédition du livre Assigné à existence et de la nouvelle Lhubrissité de Jean C. Zelig dont il vous parlera mieux que moi.

Jean : Au mois de mars sort Lhubrissité, une petite édition bilingue anglais-français qui est la première nouvelle extraite d’un recueil sur lequel je travaille depuis un moment. Il s’agit d’une nouvelle écrite à la première personne traitant de sexualité à travers différents prismes allant du sordide contemporain à la relecture d’un certain mythe. Pour l’occasion, j’ai collaboré avec Remi Calmont qui exposera des illustrations inspirées du livre. L’idée de cet événement est de proposer une scénographie immersive pour prolonger l’expérience. Le vernissage a eu lieu le vendredi 8 mars à l’Atelier BCD à Bruxelles dans le quartier de Saint-Gilles. D’autres événements suivront.

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