critique &
création culturelle
Sabir n°1
Cacophonie joyeuse

Une nouvelle revue littéraire dans le paysage belge… Karoo ne pouvait pas passer à côté ! Découvertes, émerveillements, déceptions : une plongée dans le magma du langage.

Sabir . Un parler, une langue, à cheval entre les grammaires, argotique, chaotique, toujours contemporain quoique résultant d’infinis embranchements historiques et culturels. Un nouvel espace de création littéraire en tout cas, lancé à l’initiative de la jeune scène francophone. Il est toujours difficile de parler d’une revue, d’une anthologie, sans tomber dans la généralité ; comment faire transparaître l’ensemble sans dissimuler les particularités, et vice versa ?  Faut-il parler de tout et donc de rien ? De la crème seulement, au risque d’occulter les disparités propres à ce type de projet ? Préférons l’injustice à l’indistinction, parlons du bon, du mauvais, en toute subjectivité.

Le plus important dans Sabir ? Ce sont les promesses ; cette poignée d’autrices dont on devra suivre les futurs écrits. Il y a Boris Bergmann, l’ouvreur, avec une nouvelle sur un voyage africain moite et parfois au bord du précipice de la réalité. Son réalisme est comme un coup de chaud : il nous fait délirer. Si le début branle un peu, la langue, tout à coup, se déclique et claque au plus grand plaisir du lecteur de prose ; voilà une plume aventureuse, voilà un conteur. Il y a Victoire de Changy , la figure de proue de la nouvelle génération belge, dont le poème Où s’en va ce que l’on ne dit pas creuse toujours le même sillon : cette écriture spirituelle, cette recherche de l’accès quasi-direct au flux des pensées, purifié de tout construction a posteriori, de toute matrice rationnelle artificiellement filtrante.

Il y a, aussi, les essais de plume un peu plus expérimentaux. Comme celui de Maud Marique, avec son C.V. qui, sans réinventer l’approche biographique, nous sert un vrai concentré d’ironie ; sans sacrifier à une certaine douceur du temps passé, des pertes, de l’âge qui se fait. Comme celui d’Anne Lebessi, affrontant avec originalité un thème dystopique devenu mode depuis quelques années. Dans son GRHL (Groupe de Résistance Hors-Ligne) , on ressent toute l’abîme de l’existence contemporaine et l’intégration de la libération « spontanée » sous la coupe d’une divagation kafkaïenne. L’expérience de Lebessi, sous la forme d’une nouvelle défragmentée, est en tout cas bien plus probante que le script de Mathilde Suzet dont le flot de paroles sonne creux ; peut-être manque-t-il au lecteur l’incarnation ? Les gestes, la mise en scène, l’image ? Toujours est-il que, tel quel, Pilote ne nous fait pas désirer de première saison.

À côté des promesses, pas vraiment au-dessus, la lectrice découvre des textes dont l’aboutissement a déjà quelque chose de la transcendance. Ainsi de l’étrange Taureau Machine de Lucie Guien, dialogue, jeux de séduction, où la langue figurée, la métaphore, devient de plus en plus prégnante jusqu’à s’imposer dans la diégèse du récit. Effet littéral mais non dénué d’un pouvoir hypnotique. Dans Pigalle , de Clémence Veilhan, on est moins saisi d’une surprise que d’un frisson ; le sentiment de sentir l’existence du personnage au-delà du papier et de l’encre. Idylles fulgurantes, femme fière et trajectoire météoritique pour cette nouvelle dont on rêve, on désire , la métamorphose en roman.

La brillance a ceci de paradoxal qu’elle éclipse les trop faibles lumières. Dans le cas de Mathias Domahidy et de son poème Paysage de l’obscène , il faut parler de surbrillance ou de supernova. Surement le meilleur texte de ce premier Sabir , le plus maîtrisé, le plus traditionnel dans sa lignée situationniste ; et néanmoins le plus frappant sur le pouvoir de la langue, répétée, martelée, forgée à l’extrême d’un tranchant qui blesse. Et parfois, il faut que la littérature morde, sinon elle ennuie. Domahidy déforce ceux qui prétendent tourner sur la même orbite. La poésie de Thomas Godard et la prose de Kenny Ozier-Lafontaine paraissent bien pâlottes à côté de la virtuosité féroce de Paysage de l’obscène .

Même rédacteur·ice :

Sabir Collection n°1

2019,
88 pages