critique &
création culturelle

Retour sur la soirée de lancement

du numéro 2 de Sabir

Le vendredi 21 février, la revue Sabir présentait son deuxième numéro au Théâtre Varia. Une occasion de confronter les textes à l’oralité et au public. Compte-rendu.

Un gong retentit et l’audience, encore clairsemée, se dirige vers le Petit Salon du Varia. Une salle rectangulaire, sans chaise, quelques canapés dans le fond ; sur la scène, des plantes vertes, un petit tabouret molletonné de rouge et une toile de projection. Lucie Guien, co-conceptrice de la revue, prend la parole et annonce le programme. Nous aurons droit à huit lectures et une pause. Nous, c’est un public très « lacambrien » : de jeunes étudiantes1 , artistes, comédiennes, des trentenaires et quarantenaires aussi, les têtes blanches arriveront plus tard. En fait, une image assez fidèle de la bohème bruxelloise actuelle, dont la composition sociologique est très différente de celle d’une autre soirée de lectures poétiques dont j’ai déjà parlé dans Karoo .

Le numéro 2 de Sabir a pour thème « l’accent » ou « les accents ». Les rédactrices ont choisi très majoritairement de l’interpréter sous l’angle de l’accent-son, de l’intonation de la langue. On peut donc mesurer l’importance et la richesse des lectures publiques où l’accent a l’espace de se déployer et de briser le silence de l’écrit. Au cours de la soirée, deux cas de figure se distinguent : dans le premier, la parole sublime le texte ; dans l’autre, elle ne lui rend pas justice. Cela questionne fortement le problème du format : certaines créations doivent-elles encore être couchée sur papier, quand bien même elles ne révèlent leur force qu’une fois modulée par des lèvres déclamantes ?

Ainsi du texte de Réhab Mehal, comédienne et autrice, dont la lecture est au mieux compliquée au pire impossible à mettre en musique sans sa voix originale. Sur scène, celle-ci, superbe, donne aux mots un rythme, s’infléchit, s’accentue et ses « Coquelicots » fleurissent avec joie et vigueur. Ainsi, aussi du cinéaste Maxime Jean-Baptiste dont le « Kouté vwa notes de chemin », déjà agréable dans la revue, devient excellent dans la geste de son auteur. On sent, dans l’interprétation, l’intimité sur et entre les lignes ; l’accent n’est pas seulement celui de l’anglais ou du créole, c’est avant tout celui de la langue, de toute langue, tendue, sous-tendue par l’émotion.

À l’inverse, le long texte de l’artiste Lova Karlsson ne trouve pas, en l’air, la position qui lui convient. Absurde et truculent à souhait, il est lu d’une voix trop monocorde, trop plate par l’autrice qui se permet, quand même, quelques sauts de tons malicieux pour marquer l’humour. Il mérite d’être (re)découvert, lové dans la chaleur du papier. Étranges lectures aussi, celles de Jean d’Amérique et de Jérôme Poloczek, détachant les mots et les syllabes au point de déconstruire entièrement leurs textes respectifs. D’autant plus étonnant que ceux-ci, dans la revue, ne bénéficie pas d’une syntaxe particulière. On saisit la performance mais on doute de ses sons mécaniques et de son sens… absent ? L’audience, en tout cas, est perplexe mais soutient tout même les jeunes auteurs avec quelques applaudissements.

Après la pause la salle commence à craquer : les retardataires se serrent, les corps assis forment des buissons frémissants. Sabir est victime de son succès, certaines font demi-tour, le Petit Salon déborde. Notons d’ailleurs que, vu la longueur des lectures, des chaises n’auraient pas été de trop ; la bohème mérite, aussi, de faire circuler le sang de ses jambes. Micro-événement marquant : au milieu de la seconde partie de la soirée, un critique littéraire bien en vue entre, salue quelques connaissances, regarde vaguement vers la scène puis plonge son regard dans son smartphone. Deux autrices se succèdent, les messages sur son Facebook aussi. Finalement, il relève la tête, jette un coup d’œil à droite et à gauche et finit par sortir pour rejoindre un confrère autour d’une bière. Son article vaudra sûrement le détour.

Pour rester dans le registre de la technologie, parlons d’un sauvetage. Mathias Domahidy avait prévu, pour sa lecture, un court-métrage. Malencontreusement, les ondes obscures du Varia en ont décidé autrement : voilà l’auteur qui doit reprendre en main la matière et lire, simplement, comme avant l’invention des projecteurs. Quelle chance ! Dans sa bouche, le texte prend vie, vibre aussi fort que son cœur, son accent bat et nous emporte. Merci saboteur, même si ton nom est hasard ! Pour conclure, les organisatrices avaient, dans un élan généreux, gardé le meilleur pour fin. Voilà le dernier texte, le poème « Traiter la bave » de Clément Delhomme, transformé et augmenté pour l’occasion, joué avec une puissance presque surhumaine. Le public ne s’y trompe pas : le jeune poète récolte un tonnerre d’applaudissement et devient le clou du spectacle.

La représentation se termine, les jambes se dégourdissent et les spectatrices se scindent. Beaucoup s’envolent vers d’autres horizons nocturnes. Quelque-unes profitent de la présence des autrices, discutent, boivent, grignotent ; le bar du Varia est plein du bruit des conversations, des avis post-représentation. L’ambiance est chaleureuse et dominée par le turquoise de la couverture de Sabir numéro 2. Ceux qui restent ou ceux qui partent ont encore à découvrir quelques textes et non des moindres. Tournons, un instant, les pages de cette « collection d’objets littéraires ». En plus des œuvres déjà citées, il faut noter deux actes féministes particulièrement réussis.

Pour commencer, la petite pièce de Daniely Francisque justement intitulée « La Diablesse ». Il s’agit d’une inversion du cauchemar. Alors qu’une femme est droguée par un violeur en puissance, c’est lui qui se trouve, tout à coup, kidnappé par une être fantastique méchamment sabotée – je veux dire : littéralement armée de sabots aux pieds. À la fois conte et histoire moderne, elle nous fait regretter de ne pas avoir été montée durant la soirée. Et puis, il y a la nouvelle « Cagette de pommes » de Pauline Allié, belle et tranchante histoire d’un couple déliquescent. Son climax en eau de boudin vaut le retentissement de toutes les baffes du monde.

Dans un autre registre, la lectrice ennuyée pourra se détendre les zygomatiques en dévorant la joyeuse chronique de Pascal Hella ; rires garantis, même sans lecture. Disons, enfin, encore un mot de deux hérétiques, deux amatrices de signes. On prend un plaisir non dissimulé à suivre l’auteur Théo Casciani dans son étude nommée « Jikji ». Il parvient à mêler, le temps d’une réflexion, les signes, la colonisation, la mémoire culturelle et la culture des lives sur Internet. Mais s’il ne fallait garder qu’un seul texte, de tous ceux restant, ce serait le poème de l’autrice confirmée Caroline Larmache . Jeu avec la langue et les mots accentués, il court sur une ligne de crête, entre la beauté pure et musicale et une mélancolie sur l’état du monde. Pour être juste, il faut citer son déroulé des saisons :

« Le ciel se fait plat comme une tôle. Le soleil bâille.

Les nuages redeviennent benêts.

Bientôt, la geôle du froid.

En hâte, gâcher du plâtre pour oublier que les accents aux ailes aiguës sont partis loin, très loin. » 3 .

La soirée du lancement de ce second numéro a été, clairement, une réussite. En terme d’affluence bien sûr – on espère que le prochain évènement occupera la salle principale ! – mais aussi d’un point de vue critique. Le public a été comblé, qu’il recherche la performance ou l’acte de lecture, l’expérimentation ou le travail artisanal de la langue… Sabir est fidèle à son esprit, donner à voir un large spectre de la production francophone des avant-gardes littéraires (même si je doute que ses conceptrices revendiquent ce terme) de tous les horizons (Belgique, France, Suisse, Canada, Guadeloupe…). Il est heureux qu’elle s’installe dans la durée. Il n’y a jamais trop de poésie et de création littéraire.

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